LE SECOND SOUFFLE DE HAYATO :
3 - Quatre ans plus tard…
Quatre années s'étaient écoulées. Le départ du semi-marathon international de Shonan-Kanagawa était proche. Les bénévoles de l'événement invitaient depuis plusieurs minutes les nombreux participants à se diriger vers leurs emplacements respectifs. Les lieux demeuraient pleins à craquer et les coureurs finissaient de se préparer avec des exercices et des petites foulées sur quelques mètres.
Le climat demeurait plutôt doux pour un mois de décembre, et c'est en ce jour que toutes ces années d'efforts allaient bientôt trouver une conclusion pour Hayato. En effet, c'était l'heure de sa première course officielle. Un dossard venait indiquer son numéro au niveau de sa ceinture abdominale. Il était le coureur 8002. Visiblement, un autre signe du destin...
Confiant, le sportif savourait cette excitation qui s'emparait doucement de lui alors qu'il se rendait vers son point de départ d'une démarche assurée. Tel un vétéran, il observait les différents coureurs sur son chemin, s'imaginant leurs histoires, et notamment les milliers d'heures d'efforts et de sacrifices ayant ponctué leurs parcours. Alors, son regard se posa sur une petite femme. Déjà prête, concentrée et imperturbable, elle fixait sans cligner des yeux la porte de départ de sa zone. Tel un fauve prisonnier en cage, elle n'attendait qu'une seule chose : l'ouverture et le lancement des hostilités.
Dès le premier coup d'œil, Hayato l'avait reconnu. Pourtant, elle était maintenant différente : une coupe de cheveux plus courte et une surprenante coloration blonde, un corps athlétique et visiblement préparé, un regard intense et surtout une aura menaçante issue de toute cette assurance dont elle débordait.
Tout était méconnaissable chez Kaya Sakurai.
Cela faisait trois ans que Obayashi ne l'avait pas vue. Pendant ses années collège et lycée, le jeune homme l'avait secrètement aimé, et ce plus que quiconque. Et puis à la fin, il l'avait détesté comme personne... Celui-ci éprouvait toujours un certain ressentiment à sa vue mais cette rancœur avait été atténuée par le temps. Le Hayato du passé aurait certainement fuit la tête basse s'il existait encore aujourd'hui, mais ce nouvel Hayato lui ayant succédé, ne réfléchit pas longtemps avant d'aller à sa rencontre.
— Sakurai-san !
— Hum...? On se connaît ?
— Je suis Obayashi ! On a été plusieurs fois dans la même classe au collège et au lycée !
Celle-ci resta silencieuse, l'air interrogatif.
— Pour te rafraîchir la mémoire, je suis celui que tu as traité de gros porc après que je t'ai offert mon bento. Je suis ce même camarade de classe que tu as continué à moquer pendant des mois, toi et tes amies, quand vous avez appris que j'avais commencé le sport.
Pendant quelques secondes, la bouche de Sakurai pendit légèrement dans le vide. Ses yeux indiquaient un malaise évident.
— Ouais et qu'est-ce que tu me veux ?
— J'ai une nouvelle pour toi, dit Hayato en pointant son index vers elle. Avant la ligne d'arrivée, tu me verras te dépasser. Retiens bien mon numéro, malgré la différence de SAS et l'écart au départ je vais te foutre une raclée !
Un silence s'invita, puis, la jeune femme éclata de rire.
— Tu peux rêver, on court pas dans la même catégorie gros nul, répondit-elle d'un air hautain.
Elle s'éloigna vers l'un des points d'eau à proximité, et Hayato l'entendit alors murmurer quelque chose comme «je vais t'écrabouiller espèce de vermine...»
Cela le fit rire ! Il n'avait pas pu s'empêcher de faire une entrée en scène fracassante, et il fut très satisfait de la réaction qu'il avait provoqué chez son adversaire. Il faut dire qu'il attendait depuis des années une opportunité de se mesurer à Sakurai et de lui infliger un revers. Et quelle meilleure occasion que cette course, dont celle-ci était une habituée. En consultant le site de l'épreuve et les résultats précédents, Hayato constata que Sakurai améliorait significativement son temps à chaque édition, jusqu'à réaliser un chrono d'une heure cinquante l'année précédente. Rien d'étonnant pour l'ancienne membre du club d'athlétisme !
Dans des conditions d'entraînement, et sur la même distance, la meilleure performance de Hayato était d'environ une heure quarante. Mais aujourd'hui, un autre paramètre entrait en compte : deux milles coureurs le séparaient de Sakurai. Celle-ci allait débuter au sas numéro quatre alors que lui allait débuter plus loin au sas numéro cinq... Première participation oblige, Hayato avait choisi une zone de départ intermédiaire. De son côté et pour une raison particulière, Sakurai avait surestimé son niveau en visant une catégorie supérieure. Peut-être s'était-elle spécialement entraînée pour l'occasion. En tout cas, il s'agissait d'une nouveauté qui lui donnait un avantage certain sur Hayato. Elle allait commencer cinq minutes plus tôt et celui-ci allait devoir se fatiguer davantage en dépassant un grand nombre de candidats afin de la rattraper.
D'un sourire, et au vue de l'ampleur de la tâche qui l'attendait, le sportif admit intérieurement s'être avancé un peu vite. «Toutefois, c'était justement ce défi qui allait rajoutait du piment» estimait-il.
C'était bientôt au tour du signal de la zone numéro cinq de retentir. Alors, Hayato remarqua du coin de l'œil un énorme ballon noir ressemblant à s'y méprendre à un boulet de forçat, comme ceux attachés au pied de certains prisonniers en Europe jusqu'au XXe siècle. Au signal celui-ci en compagnie de plusieurs ballons d'autres couleurs furent jetés et libérés dans le ciel par les bénévoles, afin de célébrer cette vingtième édition de la course. Alors Hayato Obayashi s'élança dans les premières rangées de son sas.
Tel un ensemble d'obstacles à dépasser, les autres participants faisaient maintenant partie du décor pour notre protagoniste. À chaque fois qu'il courait, Hayato avait l'habitude de porter des écouteurs et de s'immerger profondément dans ses souvenirs. Cette souffrance, ce mal-être qui avait marqué son adolescence restait profondément gravés dans son esprit et lui permettaient de mieux supporter la douleur de l'effort présent, bien moindre en comparaison.
Dans cet état, il n'entendait et ne voyait plus que partiellement la course afin de se concentrer sur cette époque, le point de départ de son voyage, alors qu'il était encore un garçon en surpoids. Un adolescent n'ayant que peu d'estime pour lui-même, pensant à tort être dépourvu de tout talent et même de toute valeur.
En se découvrant une aptitude inattendue de part sa persévérance et sa rage de vaincre, Hayato avait entrevu une issue :
«Je sais courir, et plus que bien, alors de quoi d'autres suis-je capable ?».
L'impact de cette réflexion avait été gigantesque sur son existence. Toute la vie était devenue un champ d'opportunités, le quotidien s'était métamorphosé en un gigantesque terrain de jeu. Depuis, chaque jour était une nouvelle occasion de se fixer des challenges, une nouvelle opportunité de perdre ou de gagner, mais surtout une opportunité d'augmenter sa confiance en lui. La peur ne le paralysait plus, il osait aller au-delà de cette émotion. Et cet effort demeurait bien plus important que la simple victoire, puisqu'il lui avait permis de devenir une meilleure version de lui-même, non pas seulement dans le sport, mais dans toutes les sphères du quotidien. En effet, le jeune homme actuel demeurait certes méconnaissable dans son apparence physique, mais il l'était avant tout dans son comportement déterminé et entreprenant.
Après quelques kilomètres d'efforts, le jeune adulte fît une découverte : aujourd'hui, il prenait un énorme plaisir à courir. La souffrance passée avait disparu, laissant place à une extase... L'athlète courait sans difficulté et sans perte de souffle, pendant que ses jambes gonflées par l'entraînement semblaient infatigables. Tel un train lancé à grande vitesse, le coureur restait imperturbable, gardant inlassablement la même allure jusqu'à destination.
De temps à autre, le souffle du vent lui caressait le visage, alors que son regard se perdait entre la côte de Shonan à sa droite, et les mouvements lents des mouettes au-dessus de lui. Étonnement, la course n'était plus qu'un enjeu secondaire. Hayato savourait un grand sentiment de maîtrise physique et de tranquillité de l'esprit. Il était en paix. Et ce peu importe le passé laissé derrière lui, et l'avenir qui l'attendait devant. En fin de compte, n'était-ce pas ça la liberté ?
Le jeune homme fût soudain frappé par une illumination. D'un coup, il comprit la réponse à la fameuse question ! Il saisissait enfin le complexe mélange d'émotions exprimé par Bolt lors de son premier sacre olympique le 16 Août 2008... En y réfléchissant, de par sa nature, l'être humain connaît davantage de faiblesses que de forces. Si on devait même les compter, ses forces seraient minimes tellement l'humain est restreint dans ses aptitudes physiques et mentales. Alors, quand par ses efforts, celui-ci parvient à repousser ses limites plus loin, plus loin et plus loin encore, c'est comme si pendant un instant il dépassait sa condition humaine.
Même si ce ne sont que des dixièmes, des centièmes de secondes dans le cas d'un sprinteur professionnel, après les années d'entraînement, la douleur et les échecs successifs, ce dépassement de soi demeure tellement gratifiant. Ralentir était peut-être un moyen pour Bolt d'éviter une blessure. Mais en célébrant avant la ligne, c'était surtout son moyen de savourer le chemin parcouru et de constater qu'il était devenu son seul et plus grand adversaire dans le monde du sprint, alors que la concurrence restait loin derrière.
À cet instant, et avant même d'atteindre la ligne d'arrivée, Bolt avait déjà gagné !
Le titre olympique, le record du monde, la victoire, la gloire, n'étaient plus qu'un jeu : «Regardez, je peux me permettre de ralentir et personne n'est capable de me rattraper !», semblait dire le relâchement de ses bras. L'évidence demeurait ainsi flagrante pour le monde entier : Bolt n'était pas seulement l'homme le plus rapide au monde, inatteignable, il était entré dans une tout autre catégorie !
Aux yeux du monde entier, le coureur jamaïcain représentait un symbole d'espoir. Celui d'un homme libéré de ses faiblesses et de ses défaites passées, un homme étant allé au-delà de ses limites afin de réaliser un accomplissement hors du commun. À défaut d'être parfait, à défaut de s'approcher de la perfection, l'être humain n'est-il pas au moins capable de s'en inspirer ? Au travers de sa performance, voilà le message transmis par le coureur jamaïcain au monde et le message qu'il continuera encore de transmettre aux générations futures.
La fin de la course se profilait, alors Obayashi s'extirpa de la profondeur de ses pensées. Soulagé, le sourire aux lèvres, Hayato avait inconsciemment compris cette vérité il y a des années, face à sa télévision, dans l'obscurité de sa chambre. En effet c'était ce soir-là, qu'il avait ramassé ce relais légué par Bolt aux nouvelle générations depuis sa retraite sportive survenue en 2017. Il avait compris son héritage et s'en était saisi afin d'affronter une de ses propres faiblesses. Sous ce doux soleil hivernal, c'était le moment de se concentrer afin de fournir les derniers efforts et de boucler ce cheminement face à l'adversité, alors qu'un détail lui apparut au loin, au milieu des coureurs.
— Le destin est vraiment étonnant... Cette rage, cette soif de vengeance à ton encontre m'ont poussé à tenir dans les pires moments de torture. Et au final, on m'offre la meilleure des conclusions sur un plateau...
Après une heure de course, Hayato avait enfin Sakurai en visuel. Celle-ci courrait d'une manière saccadée et lente, comme si elle éprouvait de grandes difficultés à cause d'un point de côté ou d'une douleur musculaire. D'ailleurs, il ne serait pas étonnant que l'évolution d'Obayashi et leur échange d'avant-course aient ébranlé son mental. En tout cas, le fier coureur ne ralentissait pas et s'apprêtait à entrer dans l'inconnu.
— Kaya, l'être humain peut s'améliorer et changer de façon spectaculaire. Et je vais maintenant te le prouver ! pensa-t-il avec conviction.
En quelques foulées, Hayato la dépassa sans difficulté. Puis, le temps se remit en marche. Il avait longtemps imaginé cet instant fatidique et ce qu'il provoquerait comme changement en lui.
Mais étonnamment... rien n'avait changé. Rien n'avait changé dans son cœur. Toutefois, il entendit chez Kaya, au milieu de ses pénibles respirations, un son ressemblant à un cri de surprise. S'en suivit alors un bruit soudain et lourd comme celui d'une chute.
Hayato arrêta sa course... Son regard trouva une jeune femme épuisée, allongée à même le bitume, cachant son visage honteux dans le croisement de ses bras. Le jeune homme ne ressentait aucune jouissance face à cette vision. Plutôt, il remarqua en lui deux émotions inattendues : la déception et... l'empathie.
— Ça va ? Rien de cassé ?
Kaya leva lentement la tête puis l'observa totalement incrédule. Après l'avoir délicatement aider à se relever, Hayato ajouta avec une certaine douceur dans la voix :
— Courage, tu as fait le plus dur. Il reste six kilomètres, tu peux encore faire
un bon chrono.
Elle resta muette... Pourquoi donc agissait-il ainsi ? Ce geste avait semé le chaos le plus total dans l'esprit de la jeune femme... C'est alors, tel un éclair, qu'un souvenir lui revint à l'esprit. Elle eut une vision de Obayashi. Celui-ci était plus jeune, encore en surpoids, et se trouvait au milieu de leur ancienne salle de classe.
Quelles que soient les demandes de ses camarades, que ce soit pour lui emprunter un stylo, obtenir une aide pour un devoir ou bien solliciter sa participation pour une corvée d'après cours, l'adolescent répondait toujours positivement avec le sourire...
L'altruisme, c'était l'image qu'elle gardait de lui. À l'époque, cela restait pour Kaya qu'un simple détail sans importance, mais en réalité Hayato avait toujours eu un cœur d'une immense gentillesse et s'était constamment montré disponible pour les autres. Et ce alors même qu'il subissait un traitement social injuste...
Cette conclusion créa une réaction imprévue chez Kaya : la jeune femme se sentit bête et fautive... Et sans qu'elle ne s'en rendit compte, l'émotion lui fit bouger les lèvres. Alors que son ancien camarade disparaissait doucement à l'horizon, elle hurla rongée par les regrets :
— Je suis désolée, je suis vraiment désolée...
Son cri disparut laissant place au frottement des chaussures sur le bitume et au souffle des coureurs qui l'évitaient sans lui prêter attention.
Après quelques secondes, il répondit de manière bienveillante avec un pouce amical tendu en l'air avant de reprendre sa course. Une idée avait accompagné son geste.
— Kaya, on peut changer dans la vie. Et j'espère que toi aussi tu changeras un jour...
Hayato termina les quelques kilomètres restants le cœur apaisé et l'esprit satisfait de son choix. Le message était lancé ! Quelques années en arrière, Kaya Sakurai était une gamine immature qui parlait et agissait sans mesurer la peine qu'elle infligeait aux autres. C'était son jeu mesquin... D'une façon violente et cruelle, et comme peuvent parfois le faire certains individus par pure méchanceté, elle avait transmis à Hayato un bâton noir constitué de haines et de ténèbres. Un témoin de course qui avait bien failli l'anéantir ! Mais contre toute attente, l'adolescent l'avait maintenu entre ses mains et l'avait même utilisé comme motivation pour aller au bout de sa course.
Après quelques années, et après plusieurs tours successifs, c'était maintenant à Hayato de transmettre de nouveau le relais à Sakurai. Et miraculeusement, celui-ci s'était métamorphosé en un bâton pur et lumineux. Contrairement à un bâton constitué de ténèbres, ce témoin éclatant était plus à même de toucher le cœur d'autrui et notamment celui de la jeune femme. En effet, il n'y a pas de message plus fort que celui qui est accompagné par des actes extraordinaires venant soutenir et prouver son propos. Cela était le cas avec la douceur et l'altruisme dont Obayashi avait fait preuve malgré son différend avec Kaya. Le jeune homme avait répondu au mal par le bien. Il avait transformé l'obscurité en lumière.
De cette manière, cette expérience sera peut-être une leçon de vie pour Kaya Sakurai. Une leçon qui la poussera à s'inspirer de son adversaire, et à délaisser la cruauté dont elle faisait naturellement preuve avec les autres, afin de devenir une femme sincère et bienveillante. Alors, peut-être qu'un jour, après s'être libéré de ce lourd fardeau, Kaya Sakurai passera le témoin. Un jour, elle transmettra un bâton lumineux, afin d'inviter un nouveau coureur à se joindre à ce relais et à ce cercle de la vie.
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En primaire, mon instituteur avait dit à mon père : «Ton fils est spécial, il fera quelque chose de grand plus tard !» Depuis, cette phrase ne m'a jamais quitté et m'a toujours motivée dans mes projets.
Un geste, une parole, voire une course peuvent impacter une vie en bien comme en mal. Et vous, comment vos actions influenceront l'existence des autres à l'avenir ?
Umino Reiji
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