Illustration de trois personnages de mangas. Usain Bolt, et Hayato du passé à gauche, et celui à la fin de l'histoire à droite, ainsi que Kaya Sakurai au fond. Ciel bleu en arrière-plan.

C'était enfin l'heure du déjeuner.

Les élèves de la classe 2-C profitaient paisiblement d'un repas mérité après une matinée bien remplie. Les troupes semblaient se porter au mieux tandis que le week-end approchait à grand pas.

C'est alors qu'au milieu de la salle, Kaya Sakurai fut frappée par un terrible sentiment de désespoir... La jeune fille poussa un cri de frustration puis prononça quelques mots de mécontentement, qui ne manquèrent pas d'attirer l'attention de ses camarades. Avec effroi, la sublime et brillante déléguée de la classe venait de remarquer l'oubli de sa précieuse boîte à repas...

La jeune fille se mit à fouiller son sac, son bureau et les alentours, en vain...

Alors l'imposant Hayato Obayashi s'approcha avec hésitation. C'était pour lui une occasion inespérée qui ne se reproduirait pas de sitôt ! En effet, la belle Kaya se trouvait seule, tandis que ses deux amies, pots de colle sur les bords, n'étaient pas encore revenues de la bibliothèque.

— Tu as pas le droit de te défiler ! Sois un homme Hayato !

L'adolescent prit son courage à deux mains et tendit maladroitement son bento tout en baragouinant quelques mots étranges.

C'était invraisemblable ! Il l'avait fait... ! Lui, l'otaku en surpoids, s'était adressé à Sakurai, l'une des filles les plus populaires du lycée. Certes, ils avaient déjà été camarades de classe à plusieurs reprises depuis le collège, mais étonnamment, c'était la première fois que les deux adolescents partageaient un semblant d'interaction. La jolie Kaya, quelque peu surprise et intriguée, observait la boîte plastique en silence tandis que le cœur de Hayato était à la limite de l'implosion. Alors elle ouvrit enfin la bouche.

— Merci Obayashi-kun ! dit-elle de manière avenante. Je suis vraiment tête en l'air ! J'étais en retard ce matin et j'ai oublié de prendre mon bento.

Hayato ne sut quoi répondre...

— Je suis en train de rêver... ? s'interrogea t-il agréablement surpris par la réponse de sa camarade.

Celle-ci connaissait son nom... Plus surprenant encore, elle connaissait aussi son caractère altruiste et le complimenta à cet égard avec un doux sourire. Oui, cela ne faisait plus aucun doute, et même si c'était la nouvelle la plus improbable du monde, il s'avérait que Kaya Sakurai était bien au courant de son existence... !

Hayato restait debout sur place, raide comme un piquet, dégoulinant de sueur et incapable de dire le moindre mot. Kaya était assise face à lui de manière très détendue et comme elle le ferait avec une proche connaissance, elle lui racontait sa matinée dans les moindres détails. Elle le fixait dans les yeux d'un regard chaleureux, alors que les doigts de sa main gauche tapotaient délicatement le bento posé sur son bureau, presque d'une manière sensuelle. Cette interaction durait déjà depuis trois minutes tout au plus, mais le temps semblait comme figé, alors que Hayato s'était perdu profondément dans les yeux de sa camarade.

C'était incroyable à quel point elle était magnifique ! De près, sa beauté demeurait encore plus évidente. Son joli visage et ses grands yeux expressifs rayonnaient, sa peau blanche au possible lui donnait un côté pur, alors que le noir de ses longs cheveux parfaitement coiffés apportait un sublime contraste.

À cette distance, Hayato sentait même l'odeur fraîche et envoûtante de son parfum.

Porté par ses sens, emballé par cette proximité et cette situation inattendue, le garçon se laissa alors aller à un doux rêve :

— Est-ce que j'aurais une chance avec elle... ?

*

La semaine de cours était enfin terminée. C'était la délivrance pour l'ensemble des élèves, et surtout pour la jeune Kaya.

— Je meurs de faim ! murmura la jeune fille en entrant à l'intérieur du Konbini.

Comme à chaque fois après les cours, la déléguée et ses deux amies faisaient un détour par le 7-Eleven du coin. Dans le rayon épicerie sucrée, et peu en forme, Kaya se lamenta à propos de cette horrible fringale qui lui provoquait depuis quelques minutes de lourds vertiges et des douleurs d'estomac incessantes. Connaissant son petit appétit, ce fut l'étonnement pour ses deux camarades. En effet, le bento offert précédemment par Obayashi semblait consistant, notamment de part ses appétissantes crevettes panées. C'était une boîte à repas suffisamment généreuse pour remplir un estomac jusqu'au dîner, au minimum.

Après avoir froncé les sourcils comme si elle venait d'entendre des propos désagréables, Kaya répondit à leur interrogation avec une certaine agressivité.

— Vous rigolez ? Je préfère mourir que de manger ce truc...

Dans le rayon du fond, face à une rangée impressionnante de mangas en tout genre, un lycéen lâcha le volume du Jump qu'il lisait avec passion il y a encore quelques secondes. Les bras lourds, le teint pâle, la présence à cet endroit du pauvre Hayato demeurait purement fortuite, alors qu'il attendait un ami, inscrit dans l'autre lycée du quartier. Désemparé, le malheureux ne put que rester caché à écouter la terrible suite...

— Ce gros porc me dégoûte ! Vous avez vu ses boutons et toute cette sueur sur son visage ?! C'est immonde !!

L'aspect surdimensionné des différentes parties de son corps, le gonflement de ses grosses joues quand il souriait timidement, sa démarche lourde et ennuyeuse, ses performances pitoyables en sport, et son addiction aux sucreries et à la malbouffe, les filles n'omirent aucun détail pour le railler. Leurs rires moqueurs finirent de briser et de mettre l'adolescent à terre. Encore une fois, on se moquait de son poids, encore une fois on le traitait comme un animal de foire...

Assis à même le sol et recroquevillé sur lui-même, la respiration du pauvre garçon raisonnait faiblement comme les gémissements d'une proie blessée. En quelques instants, on avait brisé son rêve en mille morceaux et on avait piétiné son honneur de la pire des façons...

Elles s'en allèrent. Et alors que le silence était de retour dans l'épicerie de quartier, la douleur vive et impitoyable continuait de paralyser l'adolescent meurtri. Il tremblait... Il souffrait à en mourir... !

Toutefois, le garçon ne le savait pas encore, mais cette tristesse qui compressait atrocement son cœur ne durerait pas. Celle-ci était en fait vouée à disparaître. Bientôt, cette tristesse allait évoluer et se muer en une rage de vaincre insoupçonnée. Une énergie inédite qui allait changer l'existence de Hayato Obayashi à tout jamais...

LE SECOND SOUFFLE DE HAYATO :

«Vivre au rythme d’une course de relais»

Hayato Obayashi avait dix-sept ans. Il était scolarisé en deuxième année au lycée Takamachi de Tokyo. Celui-ci possédait trois centres d'intérêts : les mangas, la photographie et le bénévolat. De manière surprenante, et malgré son jeune âge, le lycéen accordait régulièrement de son temps à une association d'aide aux seniors. Cette activité au milieu de personnes mûres était «sa bulle protectrice», le seul endroit au monde qui lui permettait de se sentir vivant et normal. Là bas, les seniors le voyaient simplement comme un bénévole impliqué et particulièrement efficace. On usait d'adjectifs élogieux afin de le décrire : poli, gentil, doux et serviable. Mais inévitablement il s'agissait uniquement de descriptions ayant trait à son comportement. Au sein de l'association, le physique de Hayato Obayashi était un tabou qu'on se refusait d'aborder.

L'obésité de Hayato était le drame de sa vie. Et elle l'avait frappé dès la naissance alors que le pèse-bébé avait indiqué un poids de quatre kilos et demi... Le garçon n'avait jamais connu la vie autrement qu'en étant en surpoids, et en conséquence, il avait inconsciemment accepté ce fait comme étant une partie intégrante de son identité. L'idée du changement n'était apparue pour la première fois que plus tard, à l'adolescence, suite aux centaines, aux milliers d'expériences regrettables ayant ponctuées son quotidien. Des expériences faites de regards méprisants, de réflexions incongrues, de moqueries et d'insultes gratuites.

— Hé le gros, t'as bien assez de réserves là dedans tu crois pas ? Allez, partage ta bouffe, lui avait ordonné ce voyou après avoir tapoté son ventre.

— Allez Obayashi ! Cours espèce de fainéant ! lui avait hurlé son prof de sport.

— Pitié, faites qu'il prenne le train suivant... avait chuchoté une des passagères de ce wagon tokyoïte bondé.

Pour la société il était «le gros». Et rien de plus. Malgré l'aspect désagréable et oppressant de subir constamment des remarques à propos de son poids, cela n'avait pas été suffisant pour créer un réel déclic. Après tout, pourquoi changer pour de simples inconnus ?

Mais les paroles prononcées par la fille qu'il aimait depuis le collège furent décisives. Aucune parole n'aurait davantage pu le blesser que celles prononcées par Kaya Sakurai. Quand un garçon aime une fille au point de penser à elle en permanence, au point d'avoir du mal à trouver le sommeil et de rêver d'elle quand c'est enfin le cas, au point d'apprécier aller en cours uniquement de part sa présence et de se sentir triste à chaque retour à la maison, alors forcément, ce garçon ne peut qu'être touché par son opinion.

Ainsi, pour Hayato, ces mots avaient eu l'effet d'un couteau aiguisé planté en plein cœur. Le traumatisme était d'autant plus grand, que cette attitude ne ressemblait en rien à la douce jeune fille qu'il pensait connaître. C'étaient d'ailleurs cette douceur et ce délicat visage qui avaient fait vibrer son cœur il y a quatre ans, alors que fraîchement arrivée dans sa classe en cours d'année, Kaya s'était présentée au tableau d'une manière attachante.

Il l'avait tout de suite aimé...! Et cet amour avait duré quatre longues années pendant lesquelles il s'était contenté d'imaginer et de se laisser rêver à une relation qui n'existerait jamais...

Dans le présent de sa tristesse, couché sur son futon dans l'obscurité de sa chambre, Hayato se fit une intime promesse :

— Plus jamais je ne tomberais amoureux de ce genre de filles !

Il regrettait d'avoir été si naïf, il regrettait d'avoir tant estimé une personne qui le méprisait à ce point. La tête posée sur son oreiller trempé de larmes, Hayato fixait d'un regard absent la télévision et ce programme d'une chaîne étrangère. Son corps semblait présent, mais son esprit se perdait régulièrement entre les souvenirs lointains du passé et la récente humiliation du Konbini.

Cela faisait une semaine qu'il n'avait pas remis les pieds en cours. Et son mal-être demeurait immense. Au-delà de la peine de cœur, cet incident avait eu le mérite de lui ouvrir les yeux sur autre chose : en vérité, lui aussi détestait ce qu'il était... Il détestait sa vie, il détestait sa personnalité, et par-dessus tout il détestait son apparence. Hayato n'avait jamais été fier de son obésité. Plutôt, il l'avait toujours subie de manière docile et impuissante. Mais depuis l'incident, il en éprouvait un terrible dégoût. Rester dans cet état lui était même devenu insupportable. C'était comme si pendant dix-sept ans, son âme avait été prisonnière dans le corps d'un étranger et que celle-ci réclamait enfin la délivrance après avoir demeurée longtemps inconsciente.

L'adolescent ressentait le besoin de changer et cela passait premièrement par une perte de poids. Mais dans le fonds, comment se défaire d'un tel handicap ? Et puis, était-ce bien raisonnable de se leurrer avec de tels rêves ? Il ne s'en doutait pas encore, mais Hayato était sur le point d'obtenir un début de réponse. Le garçon aux yeux encore humides retrouva sa lucidité tandis qu'une certaine agitation se manifestait à l'écran. Un reportage retraçait la fabuleuse épopée de Usain Bolt, le fameux coureur jamaïcain ayant illuminé les jeux olympiques de Pékin en 2008, et le départ de la légendaire course du cent mètres était imminent.

Il y eut d'abord ce long silence... et cette lourde tension qui parcourut les gradins... un calme étonnant pour un stade de quatre-vingt mille personnes, indiquant avec certitude que quelque chose d'important allait se produire.

Alors, il y eut le bruyant coup de feu annonçant le départ et les interminables hurlements de la foule. Il y eut aussi ces grandes foulées, ces visages crispés des coureurs. Et puis, à l'avant, il y eut surtout cette vitesse invraisemblable et cette domination extravagante de Bolt.

La course avait duré une poignée de secondes. Mais l'intensité physique avait été telle, qu'elle avait suffit à bouleverser Hayato au plus profond de son être, et à lui faire oublier un temps sa tristesse. Malgré son faible intérêt pour le sport en temps normal, le garçon avait été complètement habité par ce moment d'histoire, totalement débordé par cette énergie, au point qu'il s'était machinalement levé de son futon.

Face à la télévision, les jambes encore tremblantes d'excitation, une interrogation le tracassait. Bolt était certes champion olympique, détenteur du record du monde, mais dans le fond il ne semblait pas avoir tout donné dans cette course... Pourquoi ? Pourquoi donc le sprinteur jamaïcain avait relâché ses bras et son effort sur les derniers mètres ? Quelle folie avait poussé ce coureur à ne pas pulvériser un peu plus le record du monde ? Cette anomalie laissait l'adolescent sans réponse...

Alors que Bolt faisait le tour du stade afin de célébrer avec le public, une évidence s'imposa à l'adolescent : «cet homme accompli était libre !»

Libre car lorsqu'il courait, de par sa vitesse et ses mouvements amples, Bolt semblait comme propulsé et presque en capacité de s'envoler... Libre car avec sa pose victorieuse si caractéristique, les deux bras positionnés comme un archer et les index tendus vers l'horizon, il semblait davantage regarder vers le ciel que la terre ferme. Et surtout libre car à force d'entraînement, Bolt s'était enfin délivré du poids de ses faiblesses afin de s'élever tout en haut de la hiérarchie du sprint, devenant ainsi l'homme le plus rapide du monde.

Si de part ses exploits Bolt représentait l'homme libre, par déduction Hayato Obayashi considérait être l'illustration même d'un esclave... Lui qui depuis de nombreuses années était prisonnier de son état physique et qui restait attaché à ses défaites quotidiennes. Ce constat amer le poussa pour la première de son existence à envisager réellement l'avenir d'une manière différente :

— Suis-je moi aussi en capacité de me libérer de mes faiblesses et de perdre du

poids ? Ou bien est-ce qu'accomplir un tel miracle reste seulement réservé aux athlètes de haut niveau ?

Le programme télé continuait. Et lentement, au fur et à mesure de sa réflexion, de l'avancée de l'émission et du récit de la carrière du coureur jamaïcain, une minuscule lueur naissait dans le cœur du jeune garçon. Et à chaque minute écoulée, à chaque nouveau pas qu'il accomplissait dans ce territoire inconnu que représente l'espoir, la lueur gagnait en taille, avant de s'embraser et de devenir une flamme faite d'ambitions. Dans l'esprit fou d'un rêveur, comme dans celui d'un sportif ou d'un artiste, il était concevable d'accomplir l'impossible.

À force d'efforts, de travail, et à force de toujours repousser leurs limites plus loin, il leur était possible d'espérer et de se laisser rêver aux ambitions les plus démesurées. Alors, peut-être que Hayato était l'un de ces fous tandis que son cœur lui réclamait :

— Moi aussi... je veux être libre !

*

Cela faisait seulement dix minutes qu'il avait commencé sa course, mais Hayato était déjà à bout. Ses genoux lui provoquaient des douleurs atroces et puis il ne parvenait plus du tout à retrouver son souffle.

— Pourquoi j'ai l'impression de tirer un boulet derrière moi ? se demandait-il à chaque nouvelle foulée.

Il y avait encore pire que la douleur physique. C'était ce malaise ambiant qui le suivait partout, cette sensation de ne pas être à sa place, cette horrible idée que chacun de ses mouvements maladroits étaient épiés par les autres joggeurs.

En les regardant courir, Hayato se questionna sur le plaisir que peuvent prendre les gens à s'infliger une telle torture. Et l'effort physique inhabituel qu'il imposait à son corps entraîna une violente réaction, et un vomissement soudain. Il resta plusieurs secondes à se vider sur place. Alors, un groupe de coureurs se rassembla autour de lui.

— Hé ça va ?

— Donnez-lui une bouteille d'eau !

— Quelle idée de courir avec un poids pareil sérieux...

— Ouah ! Vous avez vu la taille de ses baskets ? Ses pieds sont gigantesques !

— ...

— Ce gros porc me dégoûte ! raisonna une nouvelle fois dans son esprit la voix harcelante de Kaya.

— VOUS ALLEZ VOIR...! JE VAIS VOUS MONTRER CE QUE JE VAUX VRAIMENT...! UN JOUR... VOUS VERREZ...! se dit le novice enragé contre la société toute entière.

Quotidiennement et ce pendant une semaine, Hayato persévéra tant bien que mal. Il voulut se prouver à lui-même et au reste du monde qu'il était capable de perdre un peu de poids, ne serait-ce que quelques kilos. Au septième jour, il attendait la délivrance en montant sur le pèse-personne : «j'ai dû perdre au moins cinq kilos», estimait-il avec un fier sourire. Mais la réalité fut quelque peu différente. Le débutant n'avait rien perdu. De manière inexplicable, il avait même gagné un kilo...

— Comment est-ce possible...?

Un autre jour, le ciel nuageux se mit à gronder longuement. En quelques minutes, d'énormes flaques d'eau se formèrent sur la piste d'athlétisme. Alors, face à ce déluge, tous les coureurs retournèrent progressivement chez eux. Tous, sauf un. Un coureur singulier noyé dans ses sombres pensées...

— La honte... C'est quoi cette façon de courir ?

— J'ai dépassé mes limites depuis longtemps...

— Il n'y a plus personne je devrais partir moi aussi.

— J'ai tellement froid !

— Merde, j'ai du sang dans la gorge...

— Il y a qu'un idiot comme moi pour courir sous une pluie pareille...

— J'ai mal !

— Je suis vraiment nul sérieux...

— Et pourquoi est-ce que je cours déjà ?

— Je déteste ce sport...

— Dans le fonds, je le sais, j'ai aucun talent...

— ...

— Oui...

— En fait... je ne perdrais jamais de poids...

À cette énième pensée négative, le coureur trempé de la tête au pieds trébucha. Tandis que la pluie continuait sans relâche, il resta collé au sol, immobile, à la limite de l'agonie, et reprenant péniblement sa respiration.

— Pourquoi suis-je né dans un corps pareil...? Est-ce que c'est une malédiction...?

Ses idées pessimistes continuaient à fuser dans son esprit. Alors, une triste idée s'imposa comme une conclusion à toutes les autres :

— Je devrais peut-être aban...

Un bruit vint interrompre son raisonnement. C'était un bruit légèrement atténué par le son continu de la pluie. Quelque chose qu'il n'avait pas l'habitude de recevoir et qu'il était plus habitué à produire pour les autres. Depuis quelques secondes, quelqu'un était en train de l'applaudir.

— Félicitations ! Tu es le seul à avoir continué. Et tu as tenu un bon quart d'heure sous ce déluge.

Hayato leva la tête. Un homme mystérieux vêtu d'un long imperméable noir se tenait face à lui. Ses yeux demeuraient parfaitement cachés par l'ombre produite par sa capuche. C'était un trentenaire à la barbe légère, à la mâchoire et au menton parfaitement dessinés. Hayato ne l'avait jamais vu auparavant. S'agissait-il d'un passant, d'un coureur, ou peut-être, du gardien de l'enceinte...?

— Tu comptes abandonner ?

L'inconnu avait compris... Embarrassé, Hayato laissa un long silence, tandis que la pluie commença enfin à se calmer. Assis, le regard plongé vers ses baskets pleines d'eau, il répondit enfin.

— J'en peux plus... À chaque séance, j'ai l'impression que mon corps va se briser en morceaux...

— Hum... Il faudrait déjà adapter ton entraînement par rapport à ton gabarit, estima t-il, mais sache que cette souffrance prouve que tu es dans le bon état d'esprit. En sport, rien n'est facile. Tout gain s'obtient avec l'effort et la douleur.

— Pourtant... malgré ces efforts, j'ai toujours pas vu une once d'amélioration sur la balance... répondit Hayato la tête toujours basse.

— Tu as commencé le sport dans l'objectif de perdre du poids ?

—.... Disons, que c'est pour me libérer...

L'inconnu attendit un instant. Après avoir tendu une serviette, il reprit.

— Tu sais, Rome ne s'est pas faite en un jour. Cela fait quelques après-midi que j'observe tes efforts et ta ténacité. Et tu possèdes une marque de caractère inestimable qui manque à beaucoup de gens. Courir sous un déluge jusqu'à s'effondrer d'épuisement, c'est pas super malin certes, mais au moins cela prouve que tu as de la volonté.

Hayato ne savait pas trop quoi ajouter... Il lui était inhabituel de partager ses pensées intimes, et débattre avec cet adulte le mettait quelque peu mal à l'aise. Toutefois ce compliment avait le mérite de lui remonter le moral alors que l'inconnu à l'imperméable l'aida à se relever. Il apprit que l'homme était en fait le propriétaire d'une salle de sport non loin de là et que celui-ci accompagnait son fils à ses entraînements de basket-ball dans le gymnase surplombant la piste. De là haut, et ce tous les jours, il avait observé Hayato, émerveillé par le caractère extraordinaire et courageux de son combat.

— Tiens, voilà l'adresse de ma salle !

L'homme tendit une carte. Il l'invita ensuite à venir s'entraîner gratuitement. Une proposition qui laissa l'adolescent sans voix... La chaleur humaine de ce geste altruiste, alors qu'il était plus habitué à subir la froideur et le mépris des autres, avait un côté rassurant et surtout encourageant.

— Après avoir perdu du poids, j'aimerais éventuellement devenir un coureur et participer à une vraie course. Mais... ça me semble tellement inaccessible..., se confia le garçon d'une faible voix.

— C'est un beau projet ça ! Avec un mental comme le tien tu y arriveras, j'en suis persuadé, affirma l'inconnu.

Il leva légèrement la tête vers le ciel comme si au travers de cette pluie il visualisait un souvenir lointain. Puis, il se mit à parler de nouveau.

— Dans la vie chacun a son propre combat. Il y a quelques années, j'ai chuté. J'étais un misérable et violent alcoolique qui avait la rue comme seul foyer. Je n'avais aucun but si ce n'est de me détruire à petit feu et de repousser tous ceux qui s'approchaient de moi.

Mais il y en a un à qui cela ne faisait pas peur ! Ce jour-là, si ce gars ne m'avait pas arrêté et ne m'avait pas tendu la main avant qu'il ne soit trop tard... je ne serais pas là aujourd'hui à te parler et à te transmettre le bâton.

Après une légère pause, il termina ce discours en complétant sa métaphore, le regard toujours caché.

— Ce gars aimait l'athlétisme. Et il comparait cette vie et ce qu'on nomme «le cercle vertueux» à une course de relais. Tu sais ce sont ces épreuves de course en groupe, où les participants se transmettent un bâton plastique jusqu'à atteindre la ligne d'arrivée. Est-ce que tu connais ?

— Oui.

— Ok. Si tu connais, tu pourras facilement comprendre le message derrière. 

Je t'explique, prenons mon cas comme point de départ. Par le passé, j'étais mal en point, et mon ami m'a transmis un bâton de relais. Un bâton assez spécial... Puis quelques années plus tard, je fais ta rencontre. Tu es en difficulté et c'est donc à mon tour de te le donner. Mais le voyage de ce bout de plastique ne va pas s'arrêter là !

Tu verras, demain sera un jour meilleur et ça sera à toi de le tendre à quelqu'un d'autre. Alors, cette personne en fera aussi de même plus tard. Et ainsi de suite...

En fait, le relais de cette vie, ce sont les messages d'espoir qu'on se transmet les uns aux autres quand ça va mal. Chaque être humain dans ce monde comprend la sensation qu'on éprouve lorsqu'on est au fond du trou. Chacun a déjà vécu cette situation au moins une fois dans sa vie. Et naturellement, on ne peut pas y rester insensible lorsque quelqu'un d'autre s'y trouve à son tour.

Au final, la société ressort grandie de ce cercle vertueux, chaque nouvelle transmission de bâton nous rend meilleurs et plus solidaires les uns des autres.

Donc jeune homme, sois fort, sois déterminé ! Continue fièrement ta course !
Un jour, ça sera à toi de tendre le relais à quelqu'un !

L'inconnu laissait maintenant son message agir en gardant le silence. Le cercle vertueux, l'empathie, le bâton, tout cela parlait tellement à Hayato, lui qui consacrait la plupart de son temps au domaine associatif. Pendant ces explications, des souvenirs de la fête annuelle du sport du lycée avaient progressivement refait surface. Chaque année une course de relais avait lieu dans l'établissement Takamachi. À chaque fois un puissant flot d'énergie liait l'immense foule surexcitée et les coureurs lancés sur la piste. De part leurs cris, les spectateurs semblaient animés par la même énergie que les participants de cette compétition amateur. C'était comme si toutes les personnes présentes sur place étaient unies dans les mêmes objectifs : garder espoir et se pousser au dépassement de soi. D'ailleurs, Hayato était certain d'avoir lui aussi participé à ces cris d'encouragement. Au milieu de la foule, il en avait été témoin, le sport lie les gens et les rend meilleurs.

Inspiré par cette course, une idée fut sur le point d'émerger dans son esprit à propos de la suite à entreprendre dans sa vie, mais l'adolescent rêveur fut soudainement coupé dans son film par un violent éternuement.

— Atcha !!

Hayato tourna la tête et scruta l'inconnu, statique, le visage toujours caché par l'ombre de sa capuche. Il attendit une réaction de sa part, mais il n'en fut rien. Hayato se décida alors à briser le tabou.

— Euh... vous vous en êtes foutu partout non ?

— La ferme espèce d'idiot ! Tu viens de gâcher tout l'effet dramatique de mon discours... Tu pouvais pas tourner la tête et faire comme si de rien n'était ?! Et reste pas là à me regarder bêtement. File moi la serviette !

— Vous... vous allez vous essayer avec...?! Mais c'est dégueu !

Après de nombreux rires, et une nouvelle amitié ainsi officialisée, Hayato retourna chez lui épuisé et trempé. Cette rencontre lui avait redonné courage alors qu'il se trouvait, il y a peu, à la frontière de l'abandon.

Après un agréable bain chaud revigorant, et pour garder cette après-midi pluvieuse en mémoire comme une étape clé de son parcours, il prit une photo de son imposant ensemble de sport séchant à même le sol. Il la posta ensuite sur les réseaux sociaux avec le texte suivant :

«C'était la demi-heure de sport la plus éprouvante de toute ma vie. On aurait dit un déluge ! Je suis bête, c'est vrai que j'aurais dû prendre un imperméable... En tout cas, merci à cet inconnu qui m'a encouragé et qui m'a poussé à continuer mon combat. Il est persuadé qu'un jour je perdrais du poids... Je l'espère aussi ! Un gros merci également à Monsieur Usain Bolt qui m'a donné envie de commencer le sport et la course à pied. Vous êtes un exemple pour moi ! Maintenant, c'est l'heure de l'objectif suivant : passer en dessous de la barre des 100 kilos !»

La publication était postée ! Alors Hayato s'effondra sur son futon et ne se réveilla que le lendemain matin.

*

Une nouvelle difficulté coupa le garçon dans son élan. En effet, les jours suivants cette rencontre, son envie de courir s'estompa suite à des douleurs persistantes aux genoux. À chaque fois qu'il descendait des escaliers le lycéen souffrait de terribles pincements, au point qu'il finit par redouter ce moment incontournable du quotidien. Ainsi, il était hors de question de reprendre le footing pour le moment...

D'ailleurs, est-ce qu'il fallait continuer cette torture ? Le lycéen était encore tout en bas de la montagne, et il n'osait même pas imaginer la terrible souffrance qu'il lui resterait à endurer pour arriver au sommet. Usé, il se laissa une semaine de repos, en isolant son esprit de toute pensée liée de près ou de loin au sport.

La semaine suivante, à la pause déjeuner, il tomba sur une annonce de recrutement. Le club d'athlétisme cherchait désespérément un membre pour combler ses effectifs. C'était comme un signe, alors que son envie de courir venait juste de refaire surface ! Mais, serait-il capable de s'inscrire alors que Kaya était une des membres du club ? Dans les faits, il ne lui avait plus parlé ni adressé un regard depuis l'incident du Konbini... Toutefois, malgré tous ses efforts pour l'oublier, il continuait à être harcelé par sa voix tranchante qui se faisait entendre sur la piste, ou certains soirs lorsqu'il se retrouvait seul dans sa chambre...

Le traumatisme était peut-être encore trop récent... Mais une partie de lui ressentait tout de même le besoin de s'inscrire. Cela serait certainement l'occasion de prendre sa revanche à un moment ou un autre.

C'est à cet instant que Ryota, le charismatique président du club, passa dans le couloir. Hayato profita de l'occasion pour récolter quelques informations concernant l'annonce, mais son aîné n'en comprit pas la démarche :

— Tu connais quelqu'un qui serait intéressé par notre club ? Ça serait super !
Je t'avoue qu'on est dans une grosse galère là. Takumi et Kenta se sont blessés. Et avec les examens qui approchent on a quelques membres qui doivent faire l'impasse sur l'entraînement à cause de leurs notes. On risque de pas être assez nombreux pour la compétition à venir.

Au vu de sa morphologie, il n'était même pas concevable pour Ryota que cet adolescent obèse voulut en fait candidater. Cette éventualité n'avait même pas effleuré son esprit, tant celle-ci semblait improbable, voire même ridicule. Découragé, Hayato fit mine d'avoir obtenu les réponses qu'il cherchait pour cet «ami» et s'en alla d'une démarche abattue. Une fois de plus, Hayato était prisonnier de ses chaînes et de la case dans laquelle l'enfermait la société...

À la fin des cours, quelques heures plus tard, un sujet était le centre des discussions dans les couloirs. Des élèves de premières années évoquaient la sortie d'un nouvel animé adoptant un manga à succès du Jump. Le trailer était encore tout frais sur les réseaux sociaux et tout le monde décortiquait les images avec passion. Bien sûr, Hayato mourrait d'envie de le voir. Ainsi, il retourna s'asseoir à son bureau, et récupéra son téléphone laissé dans son sac pour aller sur Titter.

C'était la première fois en une dizaine de jours qu'il tentait de se connecter à la plateforme. Et il fut... choqué par un détail surprenant... C'était le nombre inhabituel de notifications qui s'affichait sur le logo de l'application, bloqué pour l'occasion à quatre-vingt-dix-neuf. Une situation plus qu'inédite pour l'adolescent.

Intrigué et ayant même oublié l'objet de sa visite, il vérifia cette information, croyant au départ à un bug. Mais il n'en était rien !

Depuis le message posté le jour du déluge, des centaines d'internautes avaient répondu à son témoignage émouvant. Que ce soit par des mots d'encouragements en japonais, en anglais, et bien d'autres langues. Mais aussi par des anecdotes personnelles ou des messages vidéos bienveillants, comme ce bodybuilder américain à l'énorme barbe blonde qui l'encourageait plein d'optimisme. Et puis, il y eût une autre découverte qui laissa Hayato sans voix...

Il resta figé plusieurs secondes, à reprendre ses esprits, à inspecter le nom du compte et la photo de profil. Impossible... Il n'en croyait pas ses yeux. Son cœur battait à tout rompre, ses genoux en tremblaient. Le champion olympique Usain Bolt lui avait répondu...

«Courage mon ami, tu vas y arriver ! On est tous avec toi !»

Cette réponse fit instantanément fondre notre protagoniste en larmes. L'émotion était telle, que toute la frustration précédemment accumulée et soigneusement cachée au fond de lui refit d'un coup surface. La tête plongée dans le croisement de ses bras, Hayato hurlait de tristesse. Ses cris résonnaient dans la salle de classe déserte alors que son corps tout entier tremblait au rythme de ses pleurs. Il repensait aussi au message... Comment un individu mondialement connu avait-il eu le temps de s'intéresser à ses pauvres petits problèmes ? Pourquoi répondre à un ado en surpoids vivant à l'étranger ? Pourquoi le monde se préoccupait soudainement de lui, alors que cela n'avait jamais été le cas avant ? Pourquoi ?

De par ses exploits passés, Usain Bolt lui avait peut-être sauvé la vie... Et aujourd'hui avec ce message, le retraité venait de lui offrir un autre cadeau inestimable. On reproche souvent son individualisme à l'homme moderne. Mais parfois, on assiste à des exceptions presque miraculeuses ! En effet, dans ce cas, des centaines d'internautes avaient relayé en masse le message de Obayashi au sprinteur jamaïcain, jusqu'à ce que le principal intéressé ne l'ait découvert.

Alors que le soleil s'était couché, et que tous les élèves étaient rentrés depuis bien longtemps, le garçon resta un moment sur sa chaise, larmoyant, et lisant ces messages du monde entier. Une nouvelle fois, on encourageait Hayato Obayashi à ramasser ce bâton rouge qu'il avait lâché au milieu de la piste d'athlétisme inondée. Comme on le ferait à la fête du sport, tout le monde hurlait à Hayato de reprendre sa course, de s'élancer afin d'atteindre la ligne d'arrivée.

Dès lors, le lycéen le sut... c'était terminé ! Il n'avait plus d'excuses, il n'avait plus le choix, ni le droit de reculer. Ce miracle d'internet était un autre signe lui montrant la direction à prendre. Et poussé par ces encouragements qui lui avaient toujours cruellement manqué, le novice en sport n'avait qu'une envie, celle de se lever et de courir.

C'est ainsi que la vie de Hayato Obayashi changea à tout jamais ! Lors des mois suivants, il continua à avancer vers son objectif sans jamais se retourner, sans jamais lâcher le témoin, et sans jamais arrêter sa course, tandis que son environnement fut témoin de son évolution.

Un événement symbolique approchait à grand pas. Alors l'adolescent se confia à son public dans un message posté sur son compte.

«En Octobre cela fera déjà un an que j'ai commencé le sport.

Jour après jour, et alors que je pensais cela impossible au départ, j'approche un peu plus de mon objectif.

J'ai oublié cette personne...

... pour me concentrer sur vos encouragements et sur moi-même.

Dorénavant j'ose vivre...

... et je ne me suis jamais senti aussi bien dans ma tête !

La ville est belle !

Et je me demande à quel point... elle sera brillante à l'avenir ?»

*

Quatre années s'étaient écoulées. Le départ du semi-marathon international de Shonan-Kanagawa était proche. Les bénévoles de l'événement invitaient depuis plusieurs minutes les nombreux participants à se diriger vers leurs emplacements respectifs. Les lieux demeuraient pleins à craquer et les coureurs finissaient de se préparer avec des exercices et des petites foulées sur quelques mètres.

Le climat demeurait plutôt doux pour un mois de décembre, et c'est en ce jour que toutes ces années d'efforts allaient bientôt trouver une conclusion pour Hayato. En effet, c'était l'heure de sa première course officielle. Un dossard venait indiquer son numéro au niveau de sa ceinture abdominale. Il était le coureur 8002. Visiblement, un autre signe du destin...

Confiant, le sportif savourait cette excitation qui s'emparait doucement de lui alors qu'il se rendait vers son point de départ d'une démarche assurée. Tel un vétéran, il observait les différents coureurs sur son chemin, s'imaginant leurs histoires, et notamment les milliers d'heures d'efforts et de sacrifices ayant ponctué leurs parcours. Alors, son regard se posa sur une petite femme. Déjà prête, concentrée et imperturbable, elle fixait sans cligner des yeux la porte de départ de sa zone. Tel un fauve prisonnier en cage, elle n'attendait qu'une seule chose : l'ouverture et le lancement des hostilités.

Dès le premier coup d'œil, Hayato l'avait reconnu. Pourtant, elle était maintenant différente : une coupe de cheveux plus courte et une surprenante coloration blonde, un corps athlétique et visiblement préparé, un regard intense et surtout une aura menaçante issue de toute cette assurance dont elle débordait.

Tout était méconnaissable chez Kaya Sakurai.

Cela faisait trois ans que Obayashi ne l'avait pas vue. Pendant ses années collège et lycée, le jeune homme l'avait secrètement aimé, et ce plus que quiconque. Et puis à la fin, il l'avait détesté comme personne... Celui-ci éprouvait toujours un certain ressentiment à sa vue mais cette rancœur avait été atténuée par le temps. Le Hayato du passé aurait certainement fuit la tête basse s'il existait encore aujourd'hui, mais ce nouvel Hayato lui ayant succédé, ne réfléchit pas longtemps avant d'aller à sa rencontre.

— Sakurai-san !

— Hum...? On se connaît ?

— Je suis Obayashi ! On a été plusieurs fois dans la même classe au collège et au lycée !

Celle-ci resta silencieuse, l'air interrogatif.

— Pour te rafraîchir la mémoire, je suis celui que tu as traité de gros porc après que je t'ai offert mon bento. Je suis ce même camarade de classe que tu as continué à moquer pendant des mois, toi et tes amies, quand vous avez appris que j'avais commencé le sport.

Pendant quelques secondes, la bouche de Sakurai pendit légèrement dans le vide. Ses yeux indiquaient un malaise évident.

— Ouais et qu'est-ce que tu me veux ?

— J'ai une nouvelle pour toi, dit Hayato en pointant son index vers elle. Avant la ligne d'arrivée, tu me verras te dépasser. Retiens bien mon numéro, malgré la différence de SAS et l'écart au départ je vais te foutre une raclée !

Un silence s'invita, puis, la jeune femme éclata de rire.

— Tu peux rêver, on court pas dans la même catégorie gros nul, répondit-elle d'un air hautain.

Elle s'éloigna vers l'un des points d'eau à proximité, et Hayato l'entendit alors murmurer quelque chose comme «je vais t'écrabouiller espèce de vermine...»

Cela le fit rire ! Il n'avait pas pu s'empêcher de faire une entrée en scène fracassante, et il fut très satisfait de la réaction qu'il avait provoqué chez son adversaire. Il faut dire qu'il attendait depuis des années une opportunité de se mesurer à Sakurai et de lui infliger un revers. Et quelle meilleure occasion que cette course, dont celle-ci était une habituée. En consultant le site de l'épreuve et les résultats précédents, Hayato constata que Sakurai améliorait significativement son temps à chaque édition, jusqu'à réaliser un chrono d'une heure cinquante l'année précédente. Rien d'étonnant pour l'ancienne membre du club d'athlétisme !

Dans des conditions d'entraînement, et sur la même distance, la meilleure performance de Hayato était d'environ une heure quarante. Mais aujourd'hui, un autre paramètre entrait en compte : deux milles coureurs le séparaient de Sakurai. Celle-ci allait débuter au sas numéro quatre alors que lui allait débuter plus loin au sas numéro cinq... Première participation oblige, Hayato avait choisi une zone de départ intermédiaire. De son côté et pour une raison particulière, Sakurai avait surestimé son niveau en visant une catégorie supérieure. Peut-être s'était-elle spécialement entraînée pour l'occasion. En tout cas, il s'agissait d'une nouveauté qui lui donnait un avantage certain sur Hayato. Elle allait commencer cinq minutes plus tôt et celui-ci allait devoir se fatiguer davantage en dépassant un grand nombre de candidats afin de la rattraper.

D'un sourire, et au vue de l'ampleur de la tâche qui l'attendait, le sportif admit intérieurement s'être avancé un peu vite. «Toutefois, c'était justement ce défi qui allait rajoutait du piment» estimait-il.

C'était bientôt au tour du signal de la zone numéro cinq de retentir. Alors, Hayato remarqua du coin de l'œil un énorme ballon noir ressemblant à s'y méprendre à un boulet de forçat, comme ceux attachés au pied de certains prisonniers en Europe jusqu'au XXe siècle. Au signal celui-ci en compagnie de plusieurs ballons d'autres couleurs furent jetés et libérés dans le ciel par les bénévoles, afin de célébrer cette vingtième édition de la course. Alors Hayato Obayashi s'élança dans les premières rangées de son sas.

Tel un ensemble d'obstacles à dépasser, les autres participants faisaient maintenant partie du décor pour notre protagoniste. À chaque fois qu'il courait, Hayato avait l'habitude de porter des écouteurs et de s'immerger profondément dans ses souvenirs. Cette souffrance, ce mal-être qui avait marqué son adolescence restait profondément gravés dans son esprit et lui permettaient de mieux supporter la douleur de l'effort présent, bien moindre en comparaison.

Dans cet état, il n'entendait et ne voyait plus que partiellement la course afin de se concentrer sur cette époque, le point de départ de son voyage, alors qu'il était encore un garçon en surpoids. Un adolescent n'ayant que peu d'estime pour lui-même, pensant à tort être dépourvu de tout talent et même de toute valeur.

En se découvrant une aptitude inattendue de part sa persévérance et sa rage de vaincre, Hayato avait entrevu une issue : «Je sais courir, et plus que bien, alors de quoi d'autres suis-je capable ?». L'impact de cette réflexion avait été gigantesque sur son existence. Toute la vie était devenue un champ d'opportunités, le quotidien s'était métamorphosé en un gigantesque terrain de jeu. Depuis, chaque jour était une nouvelle occasion de se fixer des challenges, une nouvelle opportunité de perdre ou de gagner, mais surtout une opportunité d'augmenter sa confiance en lui. La peur ne le paralysait plus, il osait aller au-delà de cette émotion. Et cet effort demeurait bien plus important que la simple victoire, puisqu'il lui avait permis de devenir une meilleure version de lui-même, non pas seulement dans le sport, mais dans toutes les sphères du quotidien. En effet, le jeune homme actuel demeurait certes méconnaissable dans son apparence physique, mais il l'était avant tout dans son comportement déterminé et entreprenant.

Après quelques kilomètres d'efforts, le jeune adulte fît une découverte : aujourd'hui, il prenait un énorme plaisir à courir. La souffrance passée avait disparu, laissant place à une extase... L'athlète courait sans difficulté et sans perte de souffle, pendant que ses jambes gonflées par l'entraînement semblaient infatigables. Tel un train lancé à grande vitesse, le coureur restait imperturbable, gardant inlassablement la même allure jusqu'à destination.

De temps à autre, le souffle du vent lui caressait le visage, alors que son regard se perdait entre la côte de Shonan à sa droite, et les mouvements lents des mouettes au-dessus de lui. Étonnement, la course n'était plus qu'un enjeu secondaire. Hayato savourait un grand sentiment de maîtrise physique et de tranquillité de l'esprit. Il était en paix. Et ce peu importe le passé laissé derrière lui, et l'avenir qui l'attendait devant. En fin de compte, n'était-ce pas ça la liberté ?

Le jeune homme fût soudain frappé par une illumination. D'un coup, il comprit la réponse à la fameuse question ! Il saisissait enfin le complexe mélange d'émotions exprimé par Bolt lors de son premier sacre olympique le 16 Août 2008... En y réfléchissant, de par sa nature, l'être humain connaît davantage de faiblesses que de forces. Si on devait même les compter, ses forces seraient minimes tellement l'humain est restreint dans ses aptitudes physiques et mentales. Alors, quand par ses efforts, celui-ci parvient à repousser ses limites plus loin, plus loin et plus loin encore, c'est comme si pendant un instant il dépassait sa condition humaine.

Même si ce ne sont que des dixièmes, des centièmes de secondes dans le cas d'un sprinteur professionnel, après les années d'entraînement, la douleur et les échecs successifs, ce dépassement de soi demeure tellement gratifiant. Ralentir était peut-être un moyen pour Bolt d'éviter une blessure. Mais en célébrant avant la ligne, c'était surtout son moyen de savourer le chemin parcouru et de constater qu'il était devenu son seul et plus grand adversaire dans le monde du sprint, alors que la concurrence restait loin derrière.

À cet instant, et avant même d'atteindre la ligne d'arrivée, Bolt avait déjà gagné !

Le titre olympique, le record du monde, la victoire, la gloire, n'étaient plus qu'un jeu : «Regardez, je peux me permettre de ralentir et personne n'est capable de me rattraper !», semblait dire le relâchement de ses bras. L'évidence demeurait ainsi flagrante pour le monde entier : Bolt n'était pas seulement l'homme le plus rapide au monde, inatteignable, il était entré dans une tout autre catégorie !

Aux yeux du monde entier, le coureur jamaïcain représentait un symbole d'espoir. Celui d'un homme libéré de ses faiblesses et de ses défaites passées, un homme étant allé au-delà de ses limites afin de réaliser un accomplissement hors du commun. À défaut d'être parfait, à défaut de s'approcher de la perfection, l'être humain n'est-il pas au moins capable de s'en inspirer ? Au travers de sa performance, voilà le message transmis par le coureur jamaïcain au monde et le message qu'il continuera encore de transmettre aux générations futures.

La fin de la course se profilait, alors Obayashi s'extirpa de la profondeur de ses pensées. Soulagé, le sourire aux lèvres, Hayato avait inconsciemment compris cette vérité il y a des années, face à sa télévision, dans l'obscurité de sa chambre. En effet c'était ce soir-là, qu'il avait ramassé ce relais légué par Bolt aux nouvelle générations depuis sa retraite sportive survenue en 2017. Il avait compris son héritage et s'en était saisi afin d'affronter une de ses propres faiblesses. Sous ce doux soleil hivernal, c'était le moment de se concentrer afin de fournir les derniers efforts et de boucler ce cheminement face à l'adversité, alors qu'un détail lui apparut au loin, au milieu des coureurs.

— Le destin est vraiment étonnant... Cette rage, cette soif de vengeance à ton encontre m'ont poussé à tenir dans les pires moments de torture. Et au final, on m'offre la meilleure des conclusions sur un plateau...

Après une heure de course, Hayato avait enfin Sakurai en visuel. Celle-ci courrait d'une manière saccadée et lente, comme si elle éprouvait de grandes difficultés à cause d'un point de côté ou d'une douleur musculaire. D'ailleurs, il ne serait pas étonnant que l'évolution d'Obayashi et leur échange d'avant-course aient ébranlé son mental. En tout cas, le fier coureur ne ralentissait pas et s'apprêtait à entrer dans l'inconnu.

— Kaya, l'être humain peut s'améliorer et changer de façon spectaculaire. Et je vais maintenant te le prouver ! pensa-t-il avec conviction.

En quelques foulées, Hayato la dépassa sans difficulté. Puis, le temps se remit en marche. Il avait longtemps imaginé cet instant fatidique et ce qu'il provoquerait comme changement en lui.

Mais étonnamment... rien n'avait changé. Rien n'avait changé dans son cœur. Toutefois, il entendit chez Kaya, au milieu de ses pénibles respirations, un son ressemblant à un cri de surprise. S'en suivit alors un bruit soudain et lourd comme celui d'une chute.

Hayato arrêta sa course... Son regard trouva une jeune femme épuisée, allongée à même le bitume, cachant son visage honteux dans le croisement de ses bras. Le jeune homme ne ressentait aucune jouissance face à cette vision. Plutôt, il remarqua en lui deux émotions inattendues : la déception et... l'empathie.

— Ça va ? Rien de cassé ?

Kaya leva lentement la tête puis l'observa totalement incrédule. Après l'avoir délicatement aider à se relever, Hayato ajouta avec une certaine douceur dans la voix :

— Courage, tu as fait le plus dur. Il reste six kilomètres, tu peux encore faire un bon chrono.

Elle resta muette... Pourquoi donc agissait-il ainsi ? Ce geste avait semé le chaos le plus total dans l'esprit de la jeune femme... C'est alors, tel un éclair, qu'un souvenir lui revint à l'esprit. Elle eut une vision de Obayashi. Celui-ci était plus jeune, encore en surpoids, et se trouvait au milieu de leur ancienne salle de classe.

Quelles que soient les demandes de ses camarades, que ce soit pour lui emprunter un stylo, obtenir une aide pour un devoir ou bien solliciter sa participation pour une corvée d'après cours, l'adolescent répondait toujours positivement avec le sourire...

L'altruisme, c'était l'image qu'elle gardait de lui. À l'époque, cela restait pour Kaya qu'un simple détail sans importance, mais en réalité Hayato avait toujours eu un cœur d'une immense gentillesse et s'était constamment montré disponible pour les autres. Et ce alors même qu'il subissait un traitement social injuste...

Cette conclusion créa une réaction imprévue chez Kaya : la jeune femme se sentit bête et fautive... Et sans qu'elle ne s'en rendit compte, l'émotion lui fit bouger les lèvres. Alors que son ancien camarade disparaissait doucement à l'horizon, elle hurla rongée par les regrets :

— Je suis désolée, je suis vraiment désolée...

Son cri disparut laissant place au frottement des chaussures sur le bitume et au souffle des coureurs qui l'évitaient sans lui prêter attention.

Après quelques secondes, il répondit de manière bienveillante avec un pouce amical tendu en l'air avant de reprendre sa course. Une idée avait accompagné son geste.

— Kaya, on peut changer dans la vie. Et j'espère que toi aussi tu changeras un jour...

Hayato termina les quelques kilomètres restants le cœur apaisé et l'esprit satisfait de son choix. Le message était lancé ! Quelques années en arrière, Kaya Sakurai était une gamine immature qui parlait et agissait sans mesurer la peine qu'elle infligeait aux autres. C'était son jeu mesquin... D'une façon violente et cruelle, et comme peuvent parfois le faire certains individus par pure méchanceté, elle avait transmis à Hayato un bâton noir constitué de haines et de ténèbres. Un témoin de course qui avait bien failli l'anéantir ! Mais contre toute attente, l'adolescent l'avait maintenu entre ses mains et l'avait même utilisé comme motivation pour aller au bout de sa course.

Après quelques années, et après plusieurs tours successifs, c'était maintenant à Hayato de transmettre de nouveau le relais à Sakurai. Et miraculeusement, celui-ci s'était métamorphosé en un bâton pur et lumineux. Contrairement à un bâton constitué de ténèbres, ce témoin éclatant était plus à même de toucher le cœur d'autrui et notamment celui de la jeune femme. En effet, il n'y a pas de message plus fort que celui qui est accompagné par des actes extraordinaires venant soutenir et prouver son propos. Cela était le cas avec la douceur et l'altruisme dont Obayashi avait fait preuve malgré son différend avec Kaya. Le jeune homme avait répondu au mal par le bien. Il avait transformé l'obscurité en lumière.

De cette manière, cette expérience sera peut-être une leçon de vie pour Kaya Sakurai. Une leçon qui la poussera à s'inspirer de son adversaire, et à délaisser la cruauté dont elle faisait naturellement preuve avec les autres, afin de devenir une femme sincère et bienveillante. Alors, peut-être qu'un jour, après s'être libéré de ce lourd fardeau, Kaya Sakurai passera le témoin. Un jour, elle transmettra un bâton lumineux, afin d'inviter un nouveau coureur à se joindre à ce relais et à ce cercle de la vie.

*

En primaire, mon instituteur avait dit à mon père : «Ton fils est spécial, il fera quelque chose de grand plus tard !» Depuis, cette phrase ne m'a jamais quitté et m'a toujours motivée dans mes projets.

Un geste, une parole, voire une course peuvent impacter une vie en bien comme en mal. Et vous, comment vos actions influenceront l'existence des autres à l'avenir ?

Umino Reiji

© 2025 Umino Reiji. Tous droits réservés. Le second souffle de Hayato.

Une enseignante anime une leçon avec des enfants assis autour d'une table. Elle tient une carte avec un symbole de bâton de relais. Une ardoise et des étagères se trouvent à l'arrière-plan.