LE SECOND SOUFFLE DE HAYATO :

2 - Le bâton de relais

Hayato Obayashi avait dix-sept ans. Il était scolarisé en deuxième année au lycée Takamachi de Tokyo. Celui-ci possédait trois centres d'intérêts : les mangas, la photographie et le bénévolat. De manière surprenante, et malgré son jeune âge, le lycéen accordait régulièrement de son temps à une association d'aide aux seniors. Cette activité au milieu de personnes mûres était «sa bulle protectrice», le seul endroit au monde qui lui permettait de se sentir vivant et normal. Là bas, les seniors le voyaient simplement comme un bénévole impliqué et particulièrement efficace. On usait d'adjectifs élogieux afin de le décrire : poli, gentil, doux et serviable. Mais inévitablement il s'agissait uniquement de descriptions ayant trait à son comportement. Au sein de l'association, le physique de Hayato Obayashi était un tabou qu'on se refusait d'aborder.

L'obésité de Hayato était le drame de sa vie. Et elle l'avait frappé dès la naissance alors que le pèse-bébé avait indiqué un poids de quatre kilos et demi... Le garçon n'avait jamais connu la vie autrement qu'en étant en surpoids, et en conséquence, il avait inconsciemment accepté ce fait comme étant une partie intégrante de son identité. L'idée du changement n'était apparue pour la première fois que plus tard, à l'adolescence, suite aux centaines, aux milliers d'expériences regrettables ayant ponctuées son quotidien. Des expériences faites de regards méprisants, de réflexions incongrues, de moqueries et d'insultes gratuites.

— Hé le gros, t'as bien assez de réserves là dedans tu crois pas ? Allez, partage ta bouffe, lui avait ordonné ce voyou après avoir tapoté son ventre.

— Allez Obayashi ! Cours espèce de fainéant ! lui avait hurlé son prof de sport.

— Pitié, faites qu'il prenne le train suivant... avait chuchoté une des passagères de ce wagon tokyoïte bondé.

Pour la société il était «le gros». Et rien de plus. Malgré l'aspect désagréable et oppressant de subir constamment des remarques à propos de son poids, cela n'avait pas été suffisant pour créer un réel déclic. Après tout, pourquoi changer pour de simples inconnus ?

Mais les paroles prononcées par la fille qu'il aimait depuis le collège furent décisives. Aucune parole n'aurait davantage pu le blesser que celles prononcées par Kaya Sakurai. Quand un garçon aime une fille au point de penser à elle en permanence, au point d'avoir du mal à trouver le sommeil et de rêver d'elle quand c'est enfin le cas, au point d'apprécier aller en cours uniquement de part sa présence et de se sentir triste à chaque retour à la maison, alors forcément, ce garçon ne peut qu'être touché par son opinion.

Ainsi, pour Hayato, ces mots avaient eu l'effet d'un couteau aiguisé planté en plein cœur. Le traumatisme était d'autant plus grand, que cette attitude ne ressemblait en rien à la douce jeune fille qu'il pensait connaître. C'étaient d'ailleurs cette douceur et ce délicat visage qui avaient fait vibrer son cœur il y a quatre ans, alors que fraîchement arrivée dans sa classe en cours d'année, Kaya s'était présentée au tableau d'une manière attachante.

Il l'avait tout de suite aimé...! Et cet amour avait duré quatre longues années pendant lesquelles il s'était contenté d'imaginer et de se laisser rêver à une relation qui n'existerait jamais...

Dans le présent de sa tristesse, couché sur son futon dans l'obscurité de sa chambre, Hayato se fit une intime promesse :

— Plus jamais je ne tomberais amoureux de ce genre de filles !

Il regrettait d'avoir été si naïf, il regrettait d'avoir tant estimé une personne qui le méprisait à ce point. La tête posée sur son oreiller trempé de larmes, Hayato fixait d'un regard absent la télévision et ce programme d'une chaîne étrangère. Son corps semblait présent, mais son esprit se perdait régulièrement entre les souvenirs lointains du passé et la récente humiliation du Konbini.

Cela faisait une semaine qu'il n'avait pas remis les pieds en cours. Et son mal-être demeurait immense. Au-delà de la peine de cœur, cet incident avait eu le mérite de lui ouvrir les yeux sur autre chose : en vérité, lui aussi détestait ce qu'il était... Il détestait sa vie, il détestait sa personnalité, et par-dessus tout il détestait son apparence. Hayato n'avait jamais été fier de son obésité. Plutôt, il l'avait toujours subie de manière docile et impuissante. Mais depuis l'incident, il en éprouvait un terrible dégoût. Rester dans cet état lui était même devenu insupportable. C'était comme si pendant dix-sept ans, son âme avait été prisonnière dans le corps d'un étranger et que celle-ci réclamait enfin la délivrance après avoir demeurée longtemps inconsciente.

L'adolescent ressentait le besoin de changer et cela passait premièrement par une perte de poids. Mais dans le fonds, comment se défaire d'un tel handicap ? Et puis, était-ce bien raisonnable de se leurrer avec de tels rêves ? Il ne s'en doutait pas encore, mais Hayato était sur le point d'obtenir un début de réponse. Le garçon aux yeux encore humides retrouva sa lucidité tandis qu'une certaine agitation se manifestait à l'écran. Un reportage retraçait la fabuleuse épopée de Usain Bolt, le fameux coureur jamaïcain ayant illuminé les jeux olympiques de Pékin en 2008, et le départ de la légendaire course du cent mètres était imminent.

Il y eut d'abord ce long silence... et cette lourde tension qui parcourut les gradins... un calme étonnant pour un stade de quatre-vingt mille personnes, indiquant avec certitude que quelque chose d'important allait se produire.

Alors, il y eut le bruyant coup de feu annonçant le départ et les interminables hurlements de la foule. Il y eut aussi ces grandes foulées, ces visages crispés des coureurs. Et puis, à l'avant, il y eut surtout cette vitesse invraisemblable et cette domination extravagante de Bolt.

La course avait duré une poignée de secondes. Mais l'intensité physique avait été telle, qu'elle avait suffit à bouleverser Hayato au plus profond de son être, et à lui faire oublier un temps sa tristesse. Malgré son faible intérêt pour le sport en temps normal, le garçon avait été complètement habité par ce moment d'histoire, totalement débordé par cette énergie, au point qu'il s'était machinalement levé de son futon.

Face à la télévision, les jambes encore tremblantes d'excitation, une interrogation le tracassait. Bolt était certes champion olympique, détenteur du record du monde, mais dans le fond il ne semblait pas avoir tout donné dans cette course... Pourquoi ? Pourquoi donc le sprinteur jamaïcain avait relâché ses bras et son effort sur les derniers mètres ? Quelle folie avait poussé ce coureur à ne pas pulvériser un peu plus le record du monde ? Cette anomalie laissait l'adolescent sans réponse...

Alors que Bolt faisait le tour du stade afin de célébrer avec le public, une évidence s'imposa à l'adolescent : «cet homme accompli était libre !»

Libre car lorsqu'il courait, de par sa vitesse et ses mouvements amples, Bolt semblait comme propulsé et presque en capacité de s'envoler... Libre car avec sa pose victorieuse si caractéristique, les deux bras positionnés comme un archer et les index tendus vers l'horizon, il semblait davantage regarder vers le ciel que la terre ferme. Et surtout libre car à force d'entraînement, Bolt s'était enfin délivré du poids de ses faiblesses afin de s'élever tout en haut de la hiérarchie du sprint, devenant ainsi l'homme le plus rapide du monde.

Si de part ses exploits Bolt représentait l'homme libre, par déduction Hayato Obayashi considérait être l'illustration même d'un esclave... Lui qui depuis de nombreuses années était prisonnier de son état physique et qui restait attaché à ses défaites quotidiennes. Ce constat amer le poussa pour la première de son existence à envisager réellement l'avenir d'une manière différente :

— Suis-je moi aussi en capacité de me libérer de mes faiblesses et de perdre du poids ? Ou bien est-ce qu'accomplir un tel miracle reste seulement réservé aux athlètes de haut niveau ?

Le programme télé continuait. Et lentement, au fur et à mesure de sa réflexion, de l'avancée de l'émission et du récit de la carrière du coureur jamaïcain, une minuscule lueur naissait dans le cœur du jeune garçon. Et à chaque minute écoulée, à chaque nouveau pas qu'il accomplissait dans ce territoire inconnu que représente l'espoir, la lueur gagnait en taille, avant de s'embraser et de devenir une flamme faite d'ambitions. Dans l'esprit fou d'un rêveur, comme dans celui d'un sportif ou d'un artiste, il était concevable d'accomplir l'impossible.

À force d'efforts, de travail, et à force de toujours repousser leurs limites plus loin, il leur était possible d'espérer et de se laisser rêver aux ambitions les plus démesurées. Alors, peut-être que Hayato était l'un de ces fous tandis que son cœur lui réclamait :

— Moi aussi... je veux être libre !

*

Cela faisait seulement dix minutes qu'il avait commencé sa course, mais Hayato était déjà à bout. Ses genoux lui provoquaient des douleurs atroces et puis il ne parvenait plus du tout à retrouver son souffle.

— Pourquoi j'ai l'impression de tirer un boulet derrière moi ? se demandait-il à chaque nouvelle foulée.

Il y avait encore pire que la douleur physique. C'était ce malaise ambiant qui le suivait partout, cette sensation de ne pas être à sa place, cette horrible idée que chacun de ses mouvements maladroits étaient épiés par les autres joggeurs.

En les regardant courir, Hayato se questionna sur le plaisir que peuvent prendre les gens à s'infliger une telle torture. Et l'effort physique inhabituel qu'il imposait à son corps entraîna une violente réaction, et un vomissement soudain. Il resta plusieurs secondes à se vider sur place. Alors, un groupe de coureurs se rassembla autour de lui.

— Hé ça va ?

— Donnez-lui une bouteille d'eau !

— Quelle idée de courir avec un poids pareil sérieux...

— Ouah ! Vous avez vu la taille de ses baskets ? Ses pieds sont gigantesques !

— ...

— Ce gros porc me dégoûte ! raisonna une nouvelle fois dans son esprit la voix harcelante de Kaya.

— VOUS ALLEZ VOIR...! JE VAIS VOUS MONTRER CE QUE JE VAUX VRAIMENT...! UN JOUR... VOUS VERREZ...! se dit le novice enragé contre la société toute entière.

Quotidiennement et ce pendant une semaine, Hayato persévéra tant bien que mal. Il voulut se prouver à lui-même et au reste du monde qu'il était capable de perdre un peu de poids, ne serait-ce que quelques kilos. Au septième jour, il attendait la délivrance en montant sur le pèse-personne : «j'ai dû perdre au moins cinq kilos», estimait-il avec un fier sourire. Mais la réalité fut quelque peu différente. Le débutant n'avait rien perdu. De manière inexplicable, il avait même gagné un kilo...

— Comment est-ce possible...?

Un autre jour, le ciel nuageux se mit à gronder longuement. En quelques minutes, d'énormes flaques d'eau se formèrent sur la piste d'athlétisme. Alors, face à ce déluge, tous les coureurs retournèrent progressivement chez eux. Tous, sauf un. Un coureur singulier noyé dans ses sombres pensées...

— La honte... C'est quoi cette façon de courir ?

— J'ai dépassé mes limites depuis longtemps...

— Il n'y a plus personne je devrais partir moi aussi.

— J'ai tellement froid !

— Merde, j'ai du sang dans la gorge...

— Il y a qu'un idiot comme moi pour courir sous une pluie pareille...

— J'ai mal !

— Je suis vraiment nul sérieux...

— Et pourquoi est-ce que je cours déjà ?

— Je déteste ce sport...

— Dans le fonds, je le sais, j'ai aucun talent...

— ...

— Oui...

— En fait... je ne perdrais jamais de poids...

À cette énième pensée négative, le coureur trempé de la tête au pieds trébucha. Tandis que la pluie continuait sans relâche, il resta collé au sol, immobile, à la limite de l'agonie, et reprenant péniblement sa respiration.

— Pourquoi suis-je né dans un corps pareil...? Est-ce que c'est une malédiction...?

Ses idées pessimistes continuaient à fuser dans son esprit. Alors, une triste idée s'imposa comme une conclusion à toutes les autres :

— Je devrais peut-être aban...

Un bruit vint interrompre son raisonnement. C'était un bruit légèrement atténué par le son continu de la pluie. Quelque chose qu'il n'avait pas l'habitude de recevoir et qu'il était plus habitué à produire pour les autres. Depuis quelques secondes, quelqu'un était en train de l'applaudir.

— Félicitations ! Tu es le seul à avoir continué. Et tu as tenu un bon quart d'heure sous ce déluge.

Hayato leva la tête. Un homme mystérieux vêtu d'un long imperméable noir se tenait face à lui. Ses yeux demeuraient parfaitement cachés par l'ombre produite par sa capuche. C'était un trentenaire à la barbe légère, à la mâchoire et au menton parfaitement dessinés. Hayato ne l'avait jamais vu auparavant. S'agissait-il d'un passant, d'un coureur, ou peut-être, du gardien de l'enceinte...?

— Tu comptes abandonner ?

L'inconnu avait compris... Embarrassé, Hayato laissa un long silence, tandis que la pluie commença enfin à se calmer. Assis, le regard plongé vers ses baskets pleines d'eau, il répondit enfin.

— J'en peux plus... À chaque séance, j'ai l'impression que mon corps va se briser en morceaux...

— Hum... Il faudrait déjà adapter ton entraînement par rapport à ton gabarit, estima t-il, mais sache que cette souffrance prouve que tu es dans le bon état d'esprit. En sport, rien n'est facile. Tout gain s'obtient avec l'effort et la douleur.

— Pourtant... malgré ces efforts, j'ai toujours pas vu une once d'amélioration sur la balance... répondit Hayato la tête toujours basse.

— Tu as commencé le sport dans l'objectif de perdre du poids ?

—.... Disons, que c'est pour me libérer...

L'inconnu attendit un instant. Après avoir tendu une serviette, il reprit.

— Tu sais, Rome ne s'est pas faite en un jour. Cela fait quelques après-midi que j'observe tes efforts et ta ténacité. Et tu possèdes une marque de caractère inestimable qui manque à beaucoup de gens. Courir sous un déluge jusqu'à s'effondrer d'épuisement, c'est pas super malin certes, mais au moins cela prouve que tu as de la volonté.

Hayato ne savait pas trop quoi ajouter... Il lui était inhabituel de partager ses pensées intimes, et débattre avec cet adulte le mettait quelque peu mal à l'aise. Toutefois ce compliment avait le mérite de lui remonter le moral alors que l'inconnu à l'imperméable l'aida à se relever. Il apprit que l'homme était en fait le propriétaire d'une salle de sport non loin de là et que celui-ci accompagnait son fils à ses entraînements de basket-ball dans le gymnase surplombant la piste. De là haut, et ce tous les jours, il avait observé Hayato, émerveillé par le caractère extraordinaire et courageux de son combat.

— Tiens, voilà l'adresse de ma salle !

L'homme tendit une carte. Il l'invita ensuite à venir s'entraîner gratuitement. Une proposition qui laissa l'adolescent sans voix... La chaleur humaine de ce geste altruiste, alors qu'il était plus habitué à subir la froideur et le mépris des autres, avait un côté rassurant et surtout encourageant.

— Après avoir perdu du poids, j'aimerais éventuellement devenir un coureur et participer à une vraie course. Mais... ça me semble tellement inaccessible..., se confia le garçon d'une faible voix.

— C'est un beau projet ça ! Avec un mental comme le tien tu y arriveras, j'en suis persuadé, affirma l'inconnu.

Il leva légèrement la tête vers le ciel comme si au travers de cette pluie il visualisait un souvenir lointain. Puis, il se mit à parler de nouveau.

— Dans la vie chacun a son propre combat. Il y a quelques années, j'ai chuté. J'étais un misérable et violent alcoolique qui avait la rue comme seul foyer. Je n'avais aucun but si ce n'est de me détruire à petit feu et de repousser tous ceux qui s'approchaient de moi.

Mais il y en a un à qui cela ne faisait pas peur ! Ce jour-là, si ce gars ne m'avait pas arrêté et ne m'avait pas tendu la main avant qu'il ne soit trop tard... je ne serais pas là aujourd'hui à te parler et à te transmettre le bâton.

Après une légère pause, il termina ce discours en complétant sa métaphore, le regard toujours caché.

— Ce gars aimait l'athlétisme. Et il comparait cette vie et ce qu'on nomme «le cercle vertueux» à une course de relais. Tu sais ce sont ces épreuves de course en groupe, où les participants se transmettent un bâton plastique jusqu'à atteindre la ligne d'arrivée. Est-ce que tu connais ?

— Oui.

— Ok. Si tu connais, tu pourras facilement comprendre le message derrière. 

Je t'explique, prenons mon cas comme point de départ. Par le passé, j'étais mal en point, et mon ami m'a transmis un bâton de relais. Un bâton assez spécial... Puis quelques années plus tard, je fais ta rencontre. Tu es en difficulté et c'est donc à mon tour de te le donner. Mais le voyage de ce bout de plastique ne va pas s'arrêter là !

Tu verras, demain sera un jour meilleur et ça sera à toi de le tendre à quelqu'un d'autre. Alors, cette personne en fera aussi de même plus tard. Et ainsi de suite...

En fait, le relais de cette vie, ce sont les messages d'espoir qu'on se transmet les uns aux autres quand ça va mal. Chaque être humain dans ce monde comprend la sensation qu'on éprouve lorsqu'on est au fond du trou. Chacun a déjà vécu cette situation au moins une fois dans sa vie. Et naturellement, on ne peut pas y rester insensible lorsque quelqu'un d'autre s'y trouve à son tour.

Au final, la société ressort grandie de ce cercle vertueux, chaque nouvelle transmission de bâton nous rend meilleurs et plus solidaires les uns des autres.

Donc jeune homme, sois fort, sois déterminé ! Continue fièrement ta course !
Un jour, ça sera à toi de tendre le relais à quelqu'un !

L'inconnu laissait maintenant son message agir en gardant le silence. Le cercle vertueux, l'empathie, le bâton, tout cela parlait tellement à Hayato, lui qui consacrait la plupart de son temps au domaine associatif. Pendant ces explications, des souvenirs de la fête annuelle du sport du lycée avaient progressivement refait surface. Chaque année une course de relais avait lieu dans l'établissement Takamachi. À chaque fois un puissant flot d'énergie liait l'immense foule surexcitée et les coureurs lancés sur la piste. De part leurs cris, les spectateurs semblaient animés par la même énergie que les participants de cette compétition amateur. C'était comme si toutes les personnes présentes sur place étaient unies dans les mêmes objectifs : garder espoir et se pousser au dépassement de soi. D'ailleurs, Hayato était certain d'avoir lui aussi participé à ces cris d'encouragement. Au milieu de la foule, il en avait été témoin, le sport lie les gens et les rend meilleurs.

Inspiré par cette course, une idée fut sur le point d'émerger dans son esprit à propos de la suite à entreprendre dans sa vie, mais l'adolescent rêveur fut soudainement coupé dans son film par un violent éternuement.

— Atcha !!

Hayato tourna la tête et scruta l'inconnu, statique, le visage toujours caché par l'ombre de sa capuche. Il attendit une réaction de sa part, mais il n'en fut rien. Hayato se décida alors à briser le tabou.

— Euh... vous vous en êtes foutu partout non ?

— La ferme espèce d'idiot ! Tu viens de gâcher tout l'effet dramatique de mon discours... Tu pouvais pas tourner la tête et faire comme si de rien n'était ?! Et reste pas là à me regarder bêtement. File moi la serviette !

— Vous... vous allez vous essayer avec...?! Mais c'est dégueu !

Après de nombreux rires, et une nouvelle amitié ainsi officialisée, Hayato retourna chez lui épuisé et trempé. Cette rencontre lui avait redonné courage alors qu'il se trouvait, il y a peu, à la frontière de l'abandon.

Après un agréable bain chaud revigorant, et pour garder cette après-midi pluvieuse en mémoire comme une étape clé de son parcours, il prit une photo de son imposant ensemble de sport séchant à même le sol. Il la posta ensuite sur les réseaux sociaux avec le texte suivant :

«C'était la demi-heure de sport la plus éprouvante de toute ma vie. On aurait dit un déluge ! Je suis bête, c'est vrai que j'aurais dû prendre un imperméable... En tout cas, merci à cet inconnu qui m'a encouragé et qui m'a poussé à continuer mon combat. Il est persuadé qu'un jour je perdrais du poids... Je l'espère aussi ! Un gros merci également à Monsieur Usain Bolt qui m'a donné envie de commencer le sport et la course à pied. Vous êtes un exemple pour moi ! Maintenant, c'est l'heure de l'objectif suivant : passer en dessous de la barre des 100 kilos !»

La publication était postée ! Alors Hayato s'effondra sur son futon et ne se réveilla que le lendemain matin.

*

Une nouvelle difficulté coupa le garçon dans son élan. En effet, les jours suivants cette rencontre, son envie de courir s'estompa suite à des douleurs persistantes aux genoux. À chaque fois qu'il descendait des escaliers le lycéen souffrait de terribles pincements, au point qu'il finit par redouter ce moment incontournable du quotidien. Ainsi, il était hors de question de reprendre le footing pour le moment...

D'ailleurs, est-ce qu'il fallait continuer cette torture ? Le lycéen était encore tout en bas de la montagne, et il n'osait même pas imaginer la terrible souffrance qu'il lui resterait à endurer pour arriver au sommet. Usé, il se laissa une semaine de repos, en isolant son esprit de toute pensée liée de près ou de loin au sport.

La semaine suivante, à la pause déjeuner, il tomba sur une annonce de recrutement. Le club d'athlétisme cherchait désespérément un membre pour combler ses effectifs. C'était comme un signe, alors que son envie de courir venait juste de refaire surface ! Mais, serait-il capable de s'inscrire alors que Kaya était une des membres du club ? Dans les faits, il ne lui avait plus parlé ni adressé un regard depuis l'incident du Konbini... Toutefois, malgré tous ses efforts pour l'oublier, il continuait à être harcelé par sa voix tranchante qui se faisait entendre sur la piste, ou certains soirs lorsqu'il se retrouvait seul dans sa chambre...

Le traumatisme était peut-être encore trop récent... Mais une partie de lui ressentait tout de même le besoin de s'inscrire. Cela serait certainement l'occasion de prendre sa revanche à un moment ou un autre.

C'est à cet instant que Ryota, le charismatique président du club, passa dans le couloir. Hayato profita de l'occasion pour récolter quelques informations concernant l'annonce, mais son aîné n'en comprit pas la démarche :

— Tu connais quelqu'un qui serait intéressé par notre club ? Ça serait super !
Je t'avoue qu'on est dans une grosse galère là. Takumi et Kenta se sont blessés. Et avec les examens qui approchent on a quelques membres qui doivent faire l'impasse sur l'entraînement à cause de leurs notes. On risque de pas être assez nombreux pour la compétition à venir.

Au vu de sa morphologie, il n'était même pas concevable pour Ryota que cet adolescent obèse voulut en fait candidater. Cette éventualité n'avait même pas effleuré son esprit, tant celle-ci semblait improbable, voire même ridicule. Découragé, Hayato fit mine d'avoir obtenu les réponses qu'il cherchait pour cet «ami» et s'en alla d'une démarche abattue. Une fois de plus, Hayato était prisonnier de ses chaînes et de la case dans laquelle l'enfermait la société...

À la fin des cours, quelques heures plus tard, un sujet était le centre des discussions dans les couloirs. Des élèves de premières années évoquaient la sortie d'un nouvel animé adoptant un manga à succès du Jump. Le trailer était encore tout frais sur les réseaux sociaux et tout le monde décortiquait les images avec passion. Bien sûr, Hayato mourrait d'envie de le voir. Ainsi, il retourna s'asseoir à son bureau, et récupéra son téléphone laissé dans son sac pour aller sur Titter.

C'était la première fois en une dizaine de jours qu'il tentait de se connecter à la plateforme. Et il fut... choqué par un détail surprenant... C'était le nombre inhabituel de notifications qui s'affichait sur le logo de l'application, bloqué pour l'occasion à quatre-vingt-dix-neuf. Une situation plus qu'inédite pour l'adolescent.

Intrigué et ayant même oublié l'objet de sa visite, il vérifia cette information, croyant au départ à un bug. Mais il n'en était rien !

Depuis le message posté le jour du déluge, des centaines d'internautes avaient répondu à son témoignage émouvant. Que ce soit par des mots d'encouragements en japonais, en anglais, et bien d'autres langues. Mais aussi par des anecdotes personnelles ou des messages vidéos bienveillants, comme ce bodybuilder américain à l'énorme barbe blonde qui l'encourageait plein d'optimisme. Et puis, il y eût une autre découverte qui laissa Hayato sans voix...

Il resta figé plusieurs secondes, à reprendre ses esprits, à inspecter le nom du compte et la photo de profil. Impossible... Il n'en croyait pas ses yeux. Son cœur battait à tout rompre, ses genoux en tremblaient. Le champion olympique Usain Bolt lui avait répondu...

«Courage mon ami, tu vas y arriver ! On est tous avec toi !»

Cette réponse fit instantanément fondre notre protagoniste en larmes. L'émotion était telle, que toute la frustration précédemment accumulée et soigneusement cachée au fond de lui refit d'un coup surface. La tête plongée dans le croisement de ses bras, Hayato hurlait de tristesse. Ses cris résonnaient dans la salle de classe déserte alors que son corps tout entier tremblait au rythme de ses pleurs. Il repensait aussi au message... Comment un individu mondialement connu avait-il eu le temps de s'intéresser à ses pauvres petits problèmes ? Pourquoi répondre à un ado en surpoids vivant à l'étranger ? Pourquoi le monde se préoccupait soudainement de lui, alors que cela n'avait jamais été le cas avant ? Pourquoi ?

De par ses exploits passés, Usain Bolt lui avait peut-être sauvé la vie... Et aujourd'hui avec ce message, le retraité venait de lui offrir un autre cadeau inestimable. On reproche souvent son individualisme à l'homme moderne. Mais parfois, on assiste à des exceptions presque miraculeuses ! En effet, dans ce cas, des centaines d'internautes avaient relayé en masse le message de Obayashi au sprinteur jamaïcain, jusqu'à ce que le principal intéressé ne l'ait découvert.

Alors que le soleil s'était couché, et que tous les élèves étaient rentrés depuis bien longtemps, le garçon resta un moment sur sa chaise, larmoyant, et lisant ces messages du monde entier. Une nouvelle fois, on encourageait Hayato Obayashi à ramasser ce bâton rouge qu'il avait lâché au milieu de la piste d'athlétisme inondée. Comme on le ferait à la fête du sport, tout le monde hurlait à Hayato de reprendre sa course, de s'élancer afin d'atteindre la ligne d'arrivée.

Dès lors, le lycéen le sut... c'était terminé ! Il n'avait plus d'excuses, il n'avait plus le choix, ni le droit de reculer. Ce miracle d'internet était un autre signe lui montrant la direction à prendre. Et poussé par ces encouragements qui lui avaient toujours cruellement manqué, le novice en sport n'avait qu'une envie, celle de se lever et de courir.

C'est ainsi que la vie de Hayato Obayashi changea à tout jamais ! Lors des mois suivants, il continua à avancer vers son objectif sans jamais se retourner, sans jamais lâcher le témoin, et sans jamais arrêter sa course, tandis que son environnement fut témoin de son évolution.

Un événement symbolique approchait à grand pas. Alors l'adolescent se confia à son public dans un message posté sur son compte.

«En Octobre cela fera déjà un an que j'ai commencé le sport.

Jour après jour, et alors que je pensais cela impossible au départ, j'approche un peu plus de mon objectif.

J'ai oublié cette personne...

... pour me concentrer sur vos encouragements et sur moi-même.

Dorénavant j'ose vivre...

... et je ne me suis jamais senti aussi bien dans ma tête !

La ville est belle !

Et je me demande à quel point... elle sera brillante à l'avenir ?»

*

Fin de la deuxième partie. Veuillez cliquer sur le bouton ci-dessous pour lire la suite.

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