Chapitre 1-3 : Quatre mois pour survivre


Comme prévu, après la pause déjeuner, tous les employés se retrouvèrent en salle de réunion afin d’aborder des éléments cruciaux pour la suite du projet “Forbidden to die”. Debout sur l’estrade, Ishikawa réajusta ses lunettes avant de continuer son discours.

— Nous entrons dans une période cruciale pour la suite de notre aventure ! Comme vous le savez, les finances du studio sont au plus mal, et à ce rythme, nous devrons bientôt mettre la clé sous la porte… C’est pourquoi je vous ai réunis aujourd’hui, pour aborder quelques informations capitales.

Il marqua une pause, scrutant les visages devant lui.

— À ce sujet, j'ai une bonne et une mauvaise nouvelle à vous annoncer...

Tout le monde resta suspendu à ses lèvres tandis que le directeur semblait prendre son temps pour prolonger le suspense.

— S'il vous plaît, ne jouez pas avec nos nerfs, patron ! Dites-nous tout, lança une voix légèrement tremblante dans l'assemblée.

— Matsumoto, une bonne histoire doit comporter son lot de tensions, pas vrai ? Celle de notre studio ne fait pas exception !

Le moment était peu propice à une réflexion morale, et la plupart des salariés ne tinrent pas compte de l’effet recherché derrière cette réplique. Légèrement déçu, le directeur laissa cela de côté et décida de commencer par la bonne nouvelle. Il prit une inspiration, puis lâcha l’information, parfaitement conscient de la réaction qu’elle allait provoquer dans l’assemblée.

— Nous avons plusieurs éditeurs intéressés par le financement et la distribution de notre jeu.


L’étonnement et la joie remplacèrent progressivement l’angoisse sur les visages. Puis suivit l’euphorie, avec des cris de bonheur et de longs applaudissements. En temps normal, dans le milieu impitoyable du jeu vidéo, l’arrivée d’un éditeur était perçue avec prudence, surtout dans le cas d’un studio indépendant. Mais en ce qui concernait Nightfall, c’était la dernière solution avant la faillite, les licenciements et l’abandon définitif du projet.

Ishikawa continua sur sa lancée.

— Ce n’est pas tout ! Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a cinq ans, Mugen-sensei a été promu président de Blackstone, l'éditeur qui détient le studio Fifteen. Et bien, je vous annonce que Blackstone fait partie des éditeurs intéressés par notre projet ! C’est d’ailleurs pour cette raison que Mugen nous prête dix de ses jeunes talents. Son but est de nous aider dans la production de Forbidden, tout en offrant à ses protégés une expérience professionnelle enrichissante avec davantage de responsabilités.

— Mugen...?! Mugen s'intéresse à notre jeu ?! demanda une voix abasourdie au premier rang.

— Oui, en personne, reprit Ishikawa. Toutefois, il reste encore à le convaincre de sa valeur effective.


À cette confirmation, une vague d’applaudissements plus forte que la précédente secoua la salle. Certains se levèrent même de leurs chaises et échangèrent des gestes de félicitations. À les voir, on aurait cru que le studio était déjà sauvé. Selon eux, si un génie tel que Mugen s’intéressait à un projet aussi modeste, cela témoignait du fort potentiel de Forbidden to die et, par conséquent, du talent de ses concepteurs. À elle seule, cette pensée insuffla un élan d’optimisme et de motivation dans le groupe, ce dernier étant particulièrement sensible aux signaux positifs.

— Pour convaincre Mugen ou d’autres éditeurs, nous allons devoir impérativement faire nos preuves ! Certes, ils ont montré un intérêt pour le concept de notre jeu, mais ils ont aussi exprimé quelques réserves quant à sa cohérence et à notre capacité à livrer un tel projet avec succès.

Sans attendre, le directeur annonça la suite.

— C'est pourquoi nous allons produire un trailer pour le prochain salon de Tokyo !

Lorsqu'on associait Tokyo et événement de jeu vidéo, on pensait systématiquement au Tokyo Game Show (5). Avec deux cents mille visiteurs en moyenne et la présence des médias du monde entier, ce salon offrait une vitrine médiatique exceptionnelle pour l’ensemble des titres présentés. Dans le cas de NightFall, participer à un salon grand public était une occasion en or d’attirer le regard des joueurs, mais aussi de convaincre les acteurs de l’industrie grâce aux éventuels retours positifs sur internet. Toutefois, n’y avait-il pas un quiproquo autour des derniers propos d’Ishikawa ? Au vu de la situation du studio, ne serait-il pas question d’un tout autre événement ?

— Patron, vous parlez de la prochaine édition du TGS ? C'est bien cela ? demanda toujours la même voix au premier rang, frappée par un doute.

Mais la question était vaine au vu de la remarque faite en introduction de la réunion...

— Je vous l’ai dit, nous ne tiendrons pas plus de quelques mois, et encore moins jusqu’à septembre prochain. Vu notre situation d’urgence, l’objectif est donc bien la Spring Game Expo de mars, dans environ quatre mois. Et c’est la mauvaise nouvelle que je voulais vous annoncer…

Un silence s’abattit sur l’équipe… Les regards se croisèrent, perplexes et perdus. L’ampleur du choc était palpable et tous les employés eurent le même raisonnement :


“En si peu de temps et avec Forbidden qui se trouve encore dans un stade de développement précoce, comment allons-nous produire un trailer digne de ce nom… ? C’est certain, dans ces conditions, nous ne pourrons jamais convaincre des pointures de l’industrie comme Mugen…”


Une voix commença à exprimer sa négativité, mais une autre, plus aiguë, vint aussitôt l'interrompre.

— Mais c'est quoi ces têtes déconfites ?! Reprenez-vous, bon sang !!

Discrète jusque-là, Genki Akane s’était soudainement levée, ses cheveux roux attachés en queue de cheval.

— Forbidden est l’un des concepts les plus novateurs que j’ai vu ces dernières années ! Son principe m’a tout de suite emballée et c’est bien pour cette raison que j’ai accepté de vous rejoindre ! Bordel, ouvrez les yeux !! Même Mugen-sensei a montré son intérêt pour votre jeu ! Alors qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?!

Face à la confiance affichée par cette nouvelle venue, qui n’était pourtant qu’une concept artist, un sourire se dessina sur le visage du directeur. Il la laissa poursuivre son intervention.

— Donnons notre maximum jusqu'à la SGE afin de n'avoir aucun regrets ! Certes, personne ne veut perdre son boulot, ni voir le fruit de ses efforts tomber à l’eau... Mais même si nous échouons, au moins, nous aurons pu partager notre vision artistique avec un maximum de gens. Et c’est loin d’être insignifiant ! Il y a tout un tas de talents qui rêveraient d’avoir une telle opportunité au moins une fois dans leur vie !

Elle conclut sur une touche d'humour.

— Et puis, avec la jeune et talentueuse Genki Akane dans vos rangs, vous pouvez être certains que vous allez cartonner ! Laissez-moi faire ! Mon inspiration légendaire va les envoûter ! dit-elle en posant une main sur son torse et en levant légèrement une jambe, d’une manière théâtrale.

Depuis le début de la réunion, Sena était resté au côté d’Ishikawa, attendant patiemment qu’on lui cède la parole. C’était lui qui avait inventé le concept de Forbidden to die, et on le considérait naturellement comme le numéro deux au sein du studio. Il était donc prévu qu’il intervienne juste après le directeur. Avant la réunion, il avait imaginé que la nouvelle des quatre mois assommerait le personnel, il s’était donc préparé à un exercice des plus difficiles afin de le remotiver. Mais soudainement, les employés affichaient un sourire apaisé et attendaient ses propos avec enthousiasme. L’intervention d’Akane semblait avoir eu un effet radical !

La rousse lui adressa un signe en V avec ses doigts, un geste célébrant le succès de son audacieux speech et l’invitant à briller à son tour. Légèrement surpris, Sena se racla la gorge avant de commencer son discours sur un ton beaucoup plus solennel que le précédent.

— Pour ce trailer, nous allons devoir être les plus convaincants possible. L’objectif est de présenter le principe de Forbidden de façon claire et logique, tout en suscitant la curiosité du public. Il faut un thème conducteur qui permette à chaque spectateur de ressentir naturellement la cohérence du projet et de comprendre l’essence de notre univers.

Si je devais résumer la philosophie du jeu en un seul mot, je choisirais “survie”. C’est certainement le terme qui définit le mieux l’esprit de cette expérience. Il est donc essentiel que cet aspect soit présent dans chaque domaine du trailer : dans la complexité du gameplay, dans la tension sonore, dans la cruauté de l’intrigue, et enfin, dans l'obscurité de l’esthétique. Avec cet ensemble, chaque spectateur doit pouvoir saisir le concept de Forbidden to die.

La prise de parole en public n’était pas le point fort de Sena. Et contrairement à la prestation d’Ishikawa et de Genki, il sentait peu à peu l’attention de ses collègues se dissiper. C’était humiliant… ! Surtout suite à un tel élan. Pourtant, il demeurait le plus à même de valoriser Forbidden. Après tout… ce concept s’appuyait sur une partie de sa vie et de son triste passé.

Il observa Akane. Elle était l’une des rares personnes à être restées concentrées… Elle le dévorait du regard, captivée, enthousiaste et clairement impatiente d’entendre la suite. Cette vision encourageante le poussa à marquer une légère pause. Il ferma les yeux un instant pour rassembler ses pensées. Isolé dans cet espace intime, il s'efforça d’oublier les déplaisants bâillements, regards distraits, et autres mines fatiguées… et ne garda qu’un seul repère : le visage doux et radieux de cette nouvelle collaboratrice. Alors que l’auditoire commençait à s’interroger sur ce silence soudain, Sena se lança avec une confiance retrouvée, inspiré par une approche plus émotionnelle.

— Nightfall signifie la tombée de la nuit. Celle-ci rime souvent avec peurs et dangers… Je ne le cache pas, tout comme vous, je suis régulièrement pris d’angoisses quand je pense à nos galères. Certaines nuits, je n’en dors pas, et je cogite dans l’obscurité de ma chambre pendant des heures et des heures. Il m’arrive même de rêver du jeu…

Avoir peur c’est quelque chose d’humain ! Mais comme l’ont dit Ishikawa-san et Genki-san, nous devons garder un esprit positif ! Alors, au lieu de cacher ces émotions à tout prix, pourquoi ne pas les utiliser à notre avantage ? La survie, on la connaît très bien ! C’est notre quotidien à NightFall ! Ici, chaque journée peut être la dernière, et chaque nouvelle nuit peut symboliser la fin de notre studio, de notre jeu et de notre rêve. 


Il reprit sa respiration avant de continuer avec une voix plus intense.

— Chers collègues, si nous sommes ici c’est que nous avons tous l’ambition de créer notre propre jeu vidéo. Alors, allons-nous abandonner en cours de route ? Impossible ! Pour ma part, je ne l’accepterais pas !

Utilisons notre créativité pour retranscrire nos émotions et produire le meilleur trailer possible ! Cette deadline pourrait être notre dernier combat. Mais tant que le soleil continuera à se lever au-dessus de notre studio, il restera encore de l’espoir. Alors, comme Igor, survivons à la tombée de la nuit et chaque jour, rapprochons nous un peu plus de notre rêve !

Igor était le nom du personnage principal. Dans un pays où la journée ne durait qu’une poignée d’heures, ce guerrier nordique était souvent contraint de poursuivre sa route dans l’obscurité, moment où les terribles monstres du royaume sortaient de leurs tanières. La nuit, il luttait contre cette armée de créatures cruelles et effroyables, et le jour, il devait se faire discret et échapper aux soldats du roi qui le traquaient sans relâche.

Son combat ne s’arrêtait jamais et ressemblait à un véritable supplice. En effet, chaque échec renvoyait Igor au début de son aventure, comme s’il était prisonnier d’une spirale infernale de combats et d’un cauchemar sans fin. L’espoir de retrouver sa fille, le besoin de vengeance et la rage qu’il portait contre le roi, l’avaient doté d’une étrange capacité qui lui permettait de revenir, encore et encore, malgré les innombrables morts qui le frappaient. Toutes ces défaites, tous ces combats renforçaient la détermination du guerrier, le dotant d’une force inébranlable. 

À l’image de la philosophie d’Igor, la persévérance était la clé qui permettrait au studio Nightfall de survivre jusqu’à l’aube… et qui lui permettrait peut-être un jour d’accomplir son objectif. La justesse de cette analogie employée par le jeune game designer avait fait mouche, provoquant une dernière vague d’applaudissements. Les troupes de survivants étaient soulagées et avec ce geste, ils se donnaient du courage avant de retourner au front pour se replonger dans leur mission. De son côté, Akane abordait un sourire satisfait, visiblement convaincue par les mots qu’elle venait d’entendre. 

Les chances de la revoir après le métro avaient été infimes, quasiment inexistantes. Et pourtant, elle se trouvait maintenant face à Sena. En l’observant assise au quatrième rang, il avait encore du mal à croire que l’artiste rousse était désormais sa collègue de travail et que dorénavant, ils se verraient de façon quotidienne…


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