Chapitre 1-5 : Plutôt solaire ou lunaire ?


Au-delà de la connexion qu’il souhaitait établir entre les futurs joueurs et Igor, Sena pensait enfin en avoir noué une avec Genki Akane. Comme les autres employés de Nightfall games, il avait expérimenté la dimension inspirante et fédératrice de sa personnalité. Et maintenant, il n’attendait plus qu’une seule chose : travailler de nouveau en sa compagnie et découvrir ce que leurs futures collaborations allaient produire.

Mais la suite des événements prit une tournure qu'il n'aurait jamais pu anticiper...

Cela commença le lundi matin, quand Sena aperçut Akane dans l’un des ascenseurs, prête à monter au studio. Celui-ci lui fit signe afin de bloquer l'appareil. Mais le regard fatigué, presque éteint, elle l'ignora et poursuivit sa montée comme si de rien n’était… Pendant un moment, Sena pensa que cela avait été involontaire. En effet, il estimait que cela pouvait arriver à n’importe qui, surtout à une heure aussi matinale.

Cependant, même au bureau, Akane continuait à agir d’une façon différente, voire même anormale. Elle paraissait peu inspirée, et à plusieurs reprises, Sena la surprit à son box, le regard perdu vers le plafond, ou bien la tête appuyée sur une main, comme si elle essayait de repousser la fatigue. Contrairement à son habitude, elle resta silencieuse, ne sourit pas une seule fois et passa la majeure partie de la journée dans son coin. En plus de Sena, d’autres collègues étaient surpris par ce soudain changement d’attitude... Manifestement, Genki Akane avait perdu toute sa vitalité caractéristique et propre à son nom de famille (8). C’était comme si la jeune femme de la semaine précédente avait disparue, remplacée par une sosie, une autre Akane au comportement diamétralement opposé.

Une seule chose n’avait pas changé : sa manie de porter un casque sur les oreilles lorsqu’elle se trouvait à son bureau. Mais dès qu’elle le retirait, que ce soit pour interagir avec un collègue ou pour se déplacer, il redevenait évident, à travers son regard et sa voix, que quelque chose s’était éteint en elle.

Peut-être subissait-elle une période difficile dans sa vie privée ? Encore une fois, cela pouvait arriver à tout le monde. Mais, des détails revinrent à Sena comme des flashs : leur rencontre dans le métro, le dessin chargé de mélancolie et ses surprenantes larmes avant de disparaître. Ces souvenirs suggéraient un mal peut-être plus profond qu’un simple problème passager. Une intuition qui inquiétait le jeune homme quant à l’investissement de sa collègue au sein du projet. Avec le peu de temps restant, et l’importance capitale des éléments visuels dans le trailer, Nightfall ne pouvait se permettre d’avoir une concept artist distraite et peu productive.

Le lendemain soir, un calme apaisant régnait dans le bureau, alors que la plupart des employés avaient déjà quitté les locaux. Seul le claquement des mocassins de Sena troublait le silence alors qu’il se déplaçait lentement dans le couloir menant à la salle de repos. Le game designer appréciait particulièrement ces instants de solitude nocturnes : c’était en ces moments qu’il se sentait le plus productif. Mais, à toute évidence, on ne crée pas un jeu vidéo seul ! Sena savait que même si ces instants de calme favorisaient la concentration, il ne pouvait échapper à l’idée qu’une partie du travail, celle qui apportait la magie d’un projet en commun, passait par des interactions créatives et des connexions humaines. Des liens qu’il n’avait d’ailleurs pas encore explorés pleinement avec certains collègues. En entrant dans la salle de repos, Sena en aperçut une, en la personne de Genki Akane.

La jeune rousse faisait partie des derniers employés encore présents. Elle était assise sur le large rebord en bois des fenêtres, un espace conçu afin de se poser et contempler la ville en toute tranquillité. Pourtant, Akane ignorait ce spectacle et restait absorbée par son téléphone, son regard inquiet trahissant une attente, comme celle d’un appel important qui tardait à arriver. Elle renifla plusieurs fois d’un son discret, mais suffisant pour deviner qu’elle venait de pleurer, ce qui ne manqua pas d’attirer l’attention de Sena, encore immobile à l’entrée de la salle. 

Finalement, Akane posa son smartphone sur ses genoux et se tourna enfin vers le panorama, comme si elle cherchait un répit dans la douceur des lumières de Shinjuku. Son regard s’y perdit un instant, jusqu’à ce que le reflet de Sena sur la vitre lui révèle sa présence. Elle fixa son image pendant deux secondes, puis,l’air presque désintéressé, détourna les yeux vers le paysage.

En la voyant, Sena comprit qu’il avait été repéré. Il n’avait donc plus à craindre de surprendre et de faire sursauter la jeune femme. Discrètement, il se dirigea vers le distributeur pour se servir deux boissons chaudes. Mais la vieille machine grinça et crachota bruyamment à chaque étape, lui arrachant quelques grimaces crispées, presque comiques. Gobelets en main, il s’approcha ensuite d’Akane, estimant que c’était le moment parfait pour lui rendre la pareille pour l’autre jour… et, peut-être, percer le mystère de ses récents tourments.

— Je suis un piètre Solid Snake, on dirait, dit-il avec un sourire maladroit et faisant référence à leur dernière discussion. Tiens, un chocolat chaud ! Ça te fera du bien avec ce froid.

La jeune rousse observa le gobelet plastique d’un air méfiant, comme si elle n’en avait jamais vu auparavant. Elle le prit sans dire un mot. Puis elle se perdit dans la contemplation de son propre reflet sur le liquide chocolaté, tandis que ses petites mains profitaient de la chaleur diffusée à travers le plastique.

En attendant que l’atmosphère soit un peu plus détendue, Sena comprit qu’il allait devoir tenir la conversation tout seul.

— Tu trouves pas que cette vue est magnifique ? D’ici, on a l’impression de sentir toute l’énergie de la ville. J’ai souvent l’habitude de boire un chocolat chaud ou un ocha (9) en admirant ce paysage.

Comme Akane, Sena ne raffolait pas du café, et préférait boire du lait ou du thé. Pourtant, ni ce point en commun, ni leur intérêt réciproque pour les paysages nocturnes ne la fit sortir de son silence. À la place, elle fixait l’horizon avec tristesse.

Sena reprit d’une voix plus douce.

— J’ai remarqué que tu étais silencieuse ces derniers jours, comme si tu étais préoccupée. Ça va pas trop en ce moment ? Il y a quelque chose qui te tracasse ?

Plusieurs secondes s'écoulèrent avant que Akane ne s’exprime enfin.

— C'est gentil Sena, mais j'ai pas envie d'en parler...

Implicitement, elle venait de confirmer qu’il y avait bien quelque chose. Toutefois, ils restaient encore des inconnus l’un pour l’autre, et il était donc naturel qu’elle n’en dise pas davantage, surtout lors d’une première approche. Une réaction que Sena respectait pleinement.

— Je peux au moins m'asseoir à côté de toi ?

Akane fit un léger hochement de la tête.

La jeune femme était assise sur le côté gauche de la grande baie vitrée. Par respect pour son espace personnel, Sena s’installa sur le côté droit, et comme sa voisine, il retira ses chaussures pour être plus à l’aise. 

Trois minutes s’écoulèrent sans le moindre mouvement de leur part, puis la pièce plongea automatiquement dans l’obscurité. Ni l’un ni l’autre ne sembla troublé par ce changement d’ambiance. Au contraire, les deux adultes savouraient une parenthèse rare après une longue journée de travail au milieu de leurs collègues. Unis dans le silence, ils se contentaient juste d’observer le va-et-vient dans les rues de Shinjuku, et les innombrables lumières qui faisaient le charme du quartier.

Pour le moment, Sena savait qu’il ne pouvait pas en faire plus.

À défaut de se montrer réellement utile, il espérait au moins offrir une présence rassurante à sa collègue. Une façon de lui prouver qu’elle n’était pas seule, et que si elle venait à en ressentir le besoin, elle pourrait définitivement compter sur lui à l’avenir. Ainsi, il espérait que tôt ou tard, Akane s’ouvrirait d’elle-même sur la mélancolie qui pesait son cœur.

À ce moment-là, Yumeno Sena croyait encore naïvement qu’une écoute et quelques mots suffiraient à apaiser sa collègue…


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