6 - Délivrance et transmission
En y réfléchissant, de par sa nature, l'être humain connaît davantage de faiblesses que de forces. Si on devait même les compter, ses forces seraient minimes tellement l'humain est restreint dans ses aptitudes physiques et mentales. Alors, quand par ses efforts, celui-ci parvient à repousser ses limites plus loin, plus loin et plus loin encore, c'est comme si pendant un instant il dépassait sa condition humaine.
Même si ce ne sont que des dixièmes, des centièmes de secondes dans le cas d'un sprinteur professionnel, après les années d'entraînement, la douleur et les échecs successifs, ce dépassement de soi demeure tellement gratifiant. Ralentir était peut-être un moyen pour Bolt d'éviter une blessure. Mais en célébrant avant la ligne, c'était surtout son moyen de savourer le chemin parcouru et de constater qu'il était devenu son seul et plus grand adversaire dans le monde du sprint, alors que la concurrence restait loin derrière.
À cet instant, et avant même d'atteindre la ligne d'arrivée, Bolt avait déjà gagné !
Le titre olympique, le record du monde, la victoire, la gloire, n'étaient plus qu'un jeu : «Regardez, je peux me permettre de ralentir et personne n'est capable de me rattraper !», semblait dire le relâchement de ses bras. L'évidence demeurait ainsi flagrante pour le monde entier : Bolt n'était pas seulement l'homme le plus rapide au monde, inatteignable, il était entré dans une tout autre catégorie !
Aux yeux du monde entier, le coureur jamaïcain représentait un symbole d'espoir. Celui d'un homme libéré de ses faiblesses et de ses défaites passées, un homme étant allé au-delà de ses limites afin de réaliser un accomplissement hors du commun. À défaut d'être parfait, à défaut de s'approcher de la perfection, l'être humain n'est-il pas au moins capable de s'en inspirer ? Au travers de sa performance, voilà le message transmis par le coureur jamaïcain au monde et le message qu'il continuera encore de transmettre aux générations futures.
La fin de la course se profilait, alors Obayashi s'extirpa de la profondeur de ses pensées. Soulagé, le sourire aux lèvres, Hayato avait inconsciemment compris cette vérité il y a des années, face à sa télévision, dans l'obscurité de sa chambre. En effet c'était ce soir-là, qu'il avait ramassé ce relais légué par Bolt aux nouvelle générations depuis sa retraite sportive survenue en 2017. Il avait compris son héritage et s'en était saisi afin d'affronter une de ses propres faiblesses. Sous ce doux soleil hivernal, c'était le moment de se concentrer afin de fournir les derniers efforts et de boucler ce cheminement face à l'adversité, alors qu'un détail lui apparut au loin, au milieu des coureurs.
— Le destin est vraiment étonnant... Cette rage, cette soif de vengeance à ton encontre m'ont poussé à tenir dans les pires moments de torture. Et au final, on m'offre la meilleure des conclusions sur un plateau...
Après une heure de course, Hayato avait enfin Sakurai en visuel. Celle-ci courrait d'une manière saccadée et lente, comme si elle éprouvait de grandes difficultés à cause d'un point de côté ou d'une douleur musculaire. D'ailleurs, il ne serait pas étonnant que l'évolution d'Obayashi et leur échange d'avant-course aient ébranlé son mental. En tout cas, le fier coureur ne ralentissait pas et s'apprêtait à entrer dans l'inconnu.
— Kaya, l'être humain peut s'améliorer et changer de façon spectaculaire. Et je vais maintenant te le prouver ! pensa-t-il avec conviction.
En quelques foulées, Hayato la dépassa sans difficulté. Puis, le temps se remit en marche. Il avait longtemps imaginé cet instant fatidique et ce qu'il provoquerait comme changement en lui.
Mais étonnamment... rien n'avait changé. Rien n'avait changé dans son cœur. Toutefois, il entendit chez Kaya, au milieu de ses pénibles respirations, un son ressemblant à un cri de surprise. S'en suivit alors un bruit soudain et lourd comme celui d'une chute.
Hayato arrêta sa course... Son regard trouva une jeune femme épuisée, allongée à même le bitume, cachant son visage honteux dans le croisement de ses bras. Le jeune homme ne ressentait aucune jouissance face à cette vision. Plutôt, il remarqua en lui deux émotions inattendues : la déception et... l'empathie.
— Ça va ? Rien de cassé ?
Kaya leva lentement la tête puis l'observa totalement incrédule. Après l'avoir délicatement aider à se relever, Hayato ajouta avec une certaine douceur dans la voix :
— Courage, tu as fait le plus dur. Il reste six kilomètres, tu peux encore faire
un bon chrono.
Elle resta muette... Pourquoi donc agissait-il ainsi ? Ce geste avait semé le chaos le plus total dans l'esprit de la jeune femme... C'est alors, tel un éclair, qu'un souvenir lui revint à l'esprit. Elle eut une vision de Obayashi. Celui-ci était plus jeune, encore en surpoids, et se trouvait au milieu de leur ancienne salle de classe.
Quelles que soient les demandes de ses camarades, que ce soit pour lui emprunter un stylo, obtenir une aide pour un devoir ou bien solliciter sa participation pour une corvée d'après cours, l'adolescent répondait toujours positivement avec le sourire...
L'altruisme, c'était l'image qu'elle gardait de lui. À l'époque, cela restait pour Kaya qu'un simple détail sans importance, mais en réalité Hayato avait toujours eu un cœur d'une immense gentillesse et s'était constamment montré disponible pour les autres. Et ce alors même qu'il subissait un traitement social injuste...
Cette conclusion créa une réaction imprévue chez Kaya : la jeune femme se sentit bête et fautive... Et sans qu'elle ne s'en rendit compte, l'émotion lui fit bouger les lèvres. Alors que son ancien camarade disparaissait doucement à l'horizon, elle hurla rongée par les regrets :
— Je suis désolée, je suis vraiment désolée...
Son cri disparut laissant place au frottement des chaussures sur le bitume et au souffle des coureurs qui l'évitaient sans lui prêter attention.
Après quelques secondes, il répondit de manière bienveillante avec un pouce amical tendu en l'air avant de reprendre sa course. Une idée avait accompagné son geste.
— Kaya, on peut changer dans la vie. Et j'espère que toi aussi tu changeras un jour...
Hayato termina les quelques kilomètres restants le cœur apaisé et l'esprit satisfait de son choix. Le message était lancé ! Quelques années en arrière, Kaya Sakurai était une gamine immature qui parlait et agissait sans mesurer la peine qu'elle infligeait aux autres. C'était son jeu mesquin... D'une façon violente et cruelle, et comme peuvent parfois le faire certains individus par pure méchanceté, elle avait transmis à Hayato un bâton noir constitué de haines et de ténèbres. Un témoin de course qui avait bien failli l'anéantir ! Mais contre toute attente, l'adolescent l'avait maintenu entre ses mains et l'avait même utilisé comme motivation pour aller au bout de sa course.
Après quelques années, et après plusieurs tours successifs, c'était maintenant à Hayato de transmettre de nouveau le relais à Sakurai. Et miraculeusement, celui-ci s'était métamorphosé en un bâton pur et lumineux. Contrairement à un bâton constitué de ténèbres, ce témoin éclatant était plus à même de toucher le cœur d'autrui et notamment celui de la jeune femme. En effet, il n'y a pas de message plus fort que celui qui est accompagné par des actes extraordinaires venant soutenir et prouver son propos. Cela était le cas avec la douceur et l'altruisme dont Obayashi avait fait preuve malgré son différend avec Kaya. Le jeune homme avait répondu au mal par le bien. Il avait transformé l'obscurité en lumière.
De cette manière, cette expérience sera peut-être une leçon de vie pour Kaya Sakurai. Une leçon qui la poussera à s'inspirer de son adversaire, et à délaisser la cruauté dont elle faisait naturellement preuve avec les autres, afin de devenir une femme sincère et bienveillante. Alors, peut-être qu'un jour, après s'être libéré de ce lourd fardeau, Kaya Sakurai passera le témoin. Un jour, elle transmettra un bâton lumineux, afin d'inviter un nouveau coureur à se joindre à ce relais et à ce cercle de la vie.
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En primaire, mon instituteur avait dit à mon père : «Ton fils est spécial, il fera quelque chose de grand plus tard !» Depuis, cette phrase ne m'a jamais quitté et m'a toujours motivée dans mes projets.
Un geste, une parole, voire une course peuvent impacter une vie en bien comme en mal. Et vous, comment vos actions influenceront l'existence des autres à l'avenir ?
Umino Reiji
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