5 - Quatre ans plus tard...

Quatre années s'étaient écoulées. Le départ du semi-marathon international de Shonan-Kanagawa était proche. Les bénévoles de l'événement invitaient depuis plusieurs minutes les nombreux participants à se diriger vers leurs emplacements respectifs. Les lieux demeuraient pleins à craquer et les coureurs finissaient de se préparer avec des exercices et des petites foulées sur quelques mètres.

Le climat demeurait plutôt doux pour un mois de décembre, et c'est en ce jour que toutes ces années d'efforts allaient bientôt trouver une conclusion pour Hayato. En effet, c'était l'heure de sa première course officielle. Un dossard venait indiquer son numéro au niveau de sa ceinture abdominale. Il était le coureur 8002. Visiblement, un autre signe du destin...

Confiant, le sportif savourait cette excitation qui s'emparait doucement de lui alors qu'il se rendait vers son point de départ d'une démarche assurée. Tel un vétéran, il observait les différents coureurs sur son chemin, s'imaginant leurs histoires, et notamment les milliers d'heures d'efforts et de sacrifices ayant ponctué leurs parcours. Alors, son regard se posa sur une petite femme. Déjà prête, concentrée et imperturbable, elle fixait sans cligner des yeux la porte de départ de sa zone. Tel un fauve prisonnier en cage, elle n'attendait qu'une seule chose : l'ouverture et le lancement des hostilités.

Dès le premier coup d'œil, Hayato l'avait reconnu. Pourtant, elle était maintenant différente : une coupe de cheveux plus courte et une surprenante coloration blonde, un corps athlétique et visiblement préparé, un regard intense et surtout une aura menaçante issue de toute cette assurance dont elle débordait.

Tout était méconnaissable chez Kaya Sakurai.

Cela faisait trois ans que Obayashi ne l'avait pas vue. Pendant ses années collège et lycée, le jeune homme l'avait secrètement aimé, et ce plus que quiconque. Et puis à la fin, il l'avait détesté comme personne... Celui-ci éprouvait toujours un certain ressentiment à sa vue mais cette rancœur avait été atténuée par le temps. Le Hayato du passé aurait certainement fuit la tête basse s'il existait encore aujourd'hui, mais ce nouvel Hayato lui ayant succédé, ne réfléchit pas longtemps avant d'aller à sa rencontre.

— Sakurai-san !

— Hum...? On se connaît ?

— Je suis Obayashi ! On a été plusieurs fois dans la même classe au collège et au lycée !

Celle-ci resta silencieuse, l'air interrogatif.

— Pour te rafraîchir la mémoire, je suis celui que tu as traité de gros porc après que je t'ai offert mon bento. Je suis ce même camarade de classe que tu as continué à moquer pendant des mois, toi et tes amies, quand vous avez appris que j'avais commencé le sport.

Pendant quelques secondes, la bouche de Sakurai pendit légèrement dans le vide. Ses yeux indiquaient un malaise évident.

— Ouais et qu'est-ce que tu me veux ?

— J'ai une nouvelle pour toi, dit Hayato en pointant son index vers elle. Avant la ligne d'arrivée, tu me verras te dépasser. Retiens bien mon numéro, malgré la différence de SAS et l'écart au départ je vais te foutre une raclée !

Un silence s'invita, puis, la jeune femme éclata de rire.

— Tu peux rêver, on court pas dans la même catégorie gros nul, répondit-elle d'un air hautain.

Elle s'éloigna vers l'un des points d'eau à proximité, et Hayato l'entendit alors murmurer quelque chose comme «je vais t'écrabouiller espèce de vermine...»

Cela le fit rire ! Il n'avait pas pu s'empêcher de faire une entrée en scène fracassante, et il fut très satisfait de la réaction qu'il avait provoqué chez son adversaire. Il faut dire qu'il attendait depuis des années une opportunité de se mesurer à Sakurai et de lui infliger un revers. Et quelle meilleure occasion que cette course, dont celle-ci était une habituée. En consultant le site de l'épreuve et les résultats précédents, Hayato constata que Sakurai améliorait significativement son temps à chaque édition, jusqu'à réaliser un chrono d'une heure cinquante l'année précédente. Rien d'étonnant pour l'ancienne membre du club d'athlétisme !

Dans des conditions d'entraînement, et sur la même distance, la meilleure performance de Hayato était d'environ une heure quarante. Mais aujourd'hui, un autre paramètre entrait en compte : deux milles coureurs le séparaient de Sakurai. Celle-ci allait débuter au sas numéro quatre alors que lui allait débuter plus loin au sas numéro cinq... Première participation oblige, Hayato avait choisi une zone de départ intermédiaire. De son côté et pour une raison particulière, Sakurai avait surestimé son niveau en visant une catégorie supérieure. Peut-être s'était-elle spécialement entraînée pour l'occasion. En tout cas, il s'agissait d'une nouveauté qui lui donnait un avantage certain sur Hayato. Elle allait commencer cinq minutes plus tôt et celui-ci allait devoir se fatiguer davantage en dépassant un grand nombre de candidats afin de la rattraper.

D'un sourire, et au vue de l'ampleur de la tâche qui l'attendait, le sportif admit intérieurement s'être avancé un peu vite. «Toutefois, c'était justement ce défi qui allait rajoutait du piment» estimait-il.

C'était bientôt au tour du signal de la zone numéro cinq de retentir. Alors, Hayato remarqua du coin de l'œil un énorme ballon noir ressemblant à s'y méprendre à un boulet de forçat, comme ceux attachés au pied de certains prisonniers en Europe jusqu'au XXe siècle. Au signal celui-ci en compagnie de plusieurs ballons d'autres couleurs furent jetés et libérés dans le ciel par les bénévoles, afin de célébrer cette vingtième édition de la course. Alors Hayato Obayashi s'élança dans les premières rangées de son sas.

Tel un ensemble d'obstacles à dépasser, les autres participants faisaient maintenant partie du décor pour notre protagoniste. À chaque fois qu'il courait, Hayato avait l'habitude de porter des écouteurs et de s'immerger profondément dans ses souvenirs. Cette souffrance, ce mal-être qui avait marqué son adolescence restait profondément gravés dans son esprit et lui permettaient de mieux supporter la douleur de l'effort présent, bien moindre en comparaison.

Dans cet état, il n'entendait et ne voyait plus que partiellement la course afin de se concentrer sur cette époque, le point de départ de son voyage, alors qu'il était encore un garçon en surpoids. Un adolescent n'ayant que peu d'estime pour lui-même, pensant à tort être dépourvu de tout talent et même de toute valeur.

En se découvrant une aptitude inattendue de part sa persévérance et sa rage de vaincre, Hayato avait entrevu une issue :

«Je sais courir, et plus que bien, alors de quoi d'autres suis-je capable ?».

L'impact de cette réflexion avait été gigantesque sur son existence. Toute la vie était devenue un champ d'opportunités, le quotidien s'était métamorphosé en un gigantesque terrain de jeu. Depuis, chaque jour était une nouvelle occasion de se fixer des challenges, une nouvelle opportunité de perdre ou de gagner, mais surtout une opportunité d'augmenter sa confiance en lui. La peur ne le paralysait plus, il osait aller au-delà de cette émotion. Et cet effort demeurait bien plus important que la simple victoire, puisqu'il lui avait permis de devenir une meilleure version de lui-même, non pas seulement dans le sport, mais dans toutes les sphères du quotidien. En effet, le jeune homme actuel demeurait certes méconnaissable dans son apparence physique, mais il l'était avant tout dans son comportement déterminé et entreprenant.

Après quelques kilomètres d'efforts, le jeune adulte fît une découverte : aujourd'hui, il prenait un énorme plaisir à courir. La souffrance passée avait disparu, laissant place à une extase... L'athlète courait sans difficulté et sans perte de souffle, pendant que ses jambes gonflées par l'entraînement semblaient infatigables. Tel un train lancé à grande vitesse, le coureur restait imperturbable, gardant inlassablement la même allure jusqu'à destination.

De temps à autre, le souffle du vent lui caressait le visage, alors que son regard se perdait entre la côte de Shonan à sa droite, et les mouvements lents des mouettes au-dessus de lui. Étonnement, la course n'était plus qu'un enjeu secondaire. Hayato savourait un grand sentiment de maîtrise physique et de tranquillité de l'esprit. Il était en paix. Et ce peu importe le passé laissé derrière lui, et l'avenir qui l'attendait devant. En fin de compte, n'était-ce pas ça la liberté ?

Le jeune homme fût soudain frappé par une illumination. D'un coup, il comprit la réponse à la fameuse question ! Il saisissait enfin le complexe mélange d'émotions exprimé par Bolt lors de son premier sacre olympique le 16 Août 2008... 

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© 2025 Umino Reiji. Tous droits réservés. Le second souffle de Hayato.


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