Chapitre 1-4 : Première discussion


La journée suivante marquait le début du décompte. C'était le 27 Novembre, et il restait cent vingt jours avant la Spring Game Expo. Cette échéance imposait un rythme de travail soutenu et poussait chacun à tout donner, même si cela signifiait s'épuiser à la tâche et ne plus compter les heures passées au bureau.

Comme la veille, Genki Akane arriva d'une manière énergique et peu conventionnelle. Mais cette fois-ci, il fallait noter que la jeune artiste était bien à l'heure.

— Bonjour amis survivants ! Prêts à en découdre dans cette nouvelle journée ?

— Bonjour Akane-chan !! répondirent plusieurs voix d'un ton amical.

Elle n'avait rien à voir avec la jeune femme silencieuse et mélancolique du métro. Akane rayonnait et son énergie revigorait les quelques employés qui avaient dormi sur place. En cette nouvelle journée, elle portait une tenue mêlant des nuances de blanc et de noir, mais son style gothique était encore plus évident que la veille. Un fard à paupières sombre et un rouge à lèvres audacieux la mettaient en valeur, tandis qu'un collier, des boucles d'oreilles et plusieurs bracelets venaient parfaire son style.

Contrairement à d'autres studios de l'industrie et aux normes strictes des entreprises japonaises, ce lieu demeurait plutôt permissif en matière de règlement. Tenue vestimentaire décontractée, coupe de cheveux extravagante, personnalisation originale du bureau, port d'écouteurs, tout cela ne posait aucun problème au chef. En réalité, l'objectif caché derrière cette philosophie était de créer un environnement de travail, où chacun se sentirait à l'aise et pourrait laisser libre cours à sa créativité. Et bien évidemment, Akane ne se privait pas de cette situation, affichant un style vestimentaire audacieux qui semblait être le prolongement naturel de son art, parfaitement en phase avec les besoins créatifs du projet. Le directeur avait bien saisi tout l'enjeu de son épanouissement et semblait être prêt à lui accorder encore plus de libertés qu'à d'autres employés. Selon lui, elle était la pièce maîtresse qui allait apporter une identité visuelle unique au jeu, une identité déterminante pour le succès de Forbidden. Et au vu de ce qu'il avait observé dans le métro, Sena voulait bien le croire.

Malgré son statut de recrue, la jeune rousse s'était déjà intégrée à l'équipe. Ce midi-là, elle s'était mêlée à un groupe de cinq collègues à la cafétéria, et après avoir partagé les saveurs de leurs plateaux-repas dans un tumulte de rires, les conversations s'enchaînaient désormais d'un ton posé. L'artiste rousse possédait une curiosité naturelle et une aisance relationnelle qui lui permettaient de participer à n'importe quelle discussion, même lorsqu'elle ne maîtrisait pas le sujet. Et si son côté solaire et accessible la rendait immédiatement attachante, elle ne manquait pas pour autant de caractère. Akane n'hésitait jamais à partager ses idées ni à exprimer clairement ses divergences d'opinion, comme à cet instant :

— Désolée, mais je ne suis pas d'accord ! L'industrie japonaise a besoin de diversité ! Si on continue à ignorer les talents étrangers, on va juste recycler les mêmes idées jusqu'à l'épuisement.

Les discussions tournaient autour du travail et du jeu vidéo, mais celles-ci s'égaraient parfois vers des sujets plus légers : la mode, le cinéma, ou même les relations entre hommes et femmes. D'ailleurs, Akane semblait avoir beaucoup de choses à reprocher à la gente masculine, ce qui piqua la curiosité de Sena. Assis seul à la table du fond, il s'était surpris à tendre l'oreille et à suivre l'intégralité des débats. Lorsque son bento fut terminé, il se leva et céda poliment sa place à un groupe qui venait d'arriver. Mais sans raison particulière de rester là, il n'eut d'autres choix que de quitter la salle. En passant près d'Akane, toujours absorbée par sa discussion, il eut le sentiment qu'elle n'avait pas, une seule fois, prêté attention à sa présence...

Après plusieurs jours, et malgré leur récent statut de "collègues", les deux adultes ne s'étaient toujours pas adressé la parole. Cela s'expliquait par la grande quantité de travail attribuée à chacun, mais aussi par les emplacements opposés de leurs box au sein du studio. En effet, Sena occupait un box à l'extrémité inférieure droite de la salle, non loin du bureau du directeur, tandis que Akane était installée à l'extrémité supérieure gauche, près de la salle de réunion et du couloir. Ces deux circonstances réduisaient fortement les occasions de se croiser.

Leur unique interaction avait été le signe de victoire lancé par Akane, suivi de la non-réponse de Sena. Pris au dépourvu et face à une salle pleine, l'orateur de fortune n'avait pas su comment réagir. Et pour cause, les deux adultes possédaient des personnalités radicalement opposées : Akane brillait par son énergie, son naturel et son excentricité, tandis que Sena se fondait dans la masse par sa tranquillité, sa discrétion et son sérieux. Pourtant, malgré leurs différences, un aspect singulier de la personnalité d'Akane continuait d'intriguer le jeune game designer. Depuis le métro, la mystérieuse rousse suscitait en lui une grande curiosité.

— Qu'est-ce que tu fais ? Une voix tira brusquement Sena de ses pensées.

Improbable ! La jeune rousse se tenait justement derrière lui, un carton de jus d'orange à la main.

Sena n'avait pas senti sa présence et la soudaineté de son apparition le fit sursauter. Puis, un embarras immédiat l'envahit, comme si sa réaction avait révélé à sa collègue qu'elle occupait le fond de ses pensées. Cherchant à dissimuler son malaise, il s'efforça de répondre aussi naturellement que possible.

— Ahem ! Je travaille sur les phases de gameplay où le joueur est proche de la mort. C'est l'élément clé du jeu. Donc j'explore des moyens pour rendre ces moments encore plus marquants et stressants.

Une fenêtre de jeu était ouverte sur le moniteur de Sena, affichant une version très basique de Forbidden to die utilisée spécifiquement pour le développement. La plupart des textures, tant sur les personnages que sur les décors, étaient manquantes, et le gameplay restait rudimentaire en l'absence d'une réelle profondeur. En pressant le stick et les boutons de la manette, le guerrier Igor, gravement blessé, menait un affrontement désespéré contre des mobs dans un environnement désertique et minimaliste.

Sena s'interrogeait sur la présence de sa collègue. Pourquoi s'était-elle soudainement déplacée à l'autre bout de l'open-space ? Et surtout, pourquoi avoir décidé de s'adresser spécifiquement à lui ? Cherchait-elle à en apprendre plus sur le projet en s'adressant au "numéro deux" ? Ou peut-être... était-ce une tentative de briser la glace et de faire connaissance ?

— C'est une bonne idée de retranscrire le sentiment de mort imminente avec les vibrations de la manette. J'aime bien aussi l'effet de vignette qui apparaît sur les bords de l'écran, tant que cela ne gâche pas la visibilité du combat, suggéra Akane après avoir parcouru les notes de Sena. Imposer un écran en noir et blanc ou quelque chose de trop intrusif risquerait vraiment de frustrer le joueur, surtout dans un moment si crucial... — Hummm... Tiens j'y pense ! Pourquoi ne pas ajouter un truc classe et dramatique lors du Game Over, comme dans Metal Gear Solid ?

— Le colonel qui crie le nom de Solid Snake ?

— Oui, exactement !! Snake ? Snaaake ?! Snaaaaaaaakkee !!!!

Avec une voix faussement grave, Akane avait imité le cri iconique du Colonel Campbell dans la saga Metal Gear Solid. Embarrassé, Sena vérifia autour de lui que ses voisins n'avaient pas été dérangés par le hurlement.

— Mais Igor voyage seul... Quasiment toute sa famille a été assassinée et sa fille a été enlevée. Il n'a donc presque plus personne qui pourrait pleurer sa mort, répondit Sena à voix basse.

— Bah, il suffit de créer une connexion émotionnelle avec le joueur, reprit Akane sur le même ton que son collègue, plus par amusement que par discrétion. C'est lui qui doit hurler et pleurer la mort d'Igor à la place de sa famille. Après tout, notre concept repose sur le die and retry, non ? Il faut donc en tirer parti ! Certes, le joueur pleurera peut-être plus de frustration que de tristesse, haha ! Mais une émotion reste une émotion, et c'est ça qu'il faut exploiter.

Sena eut une illumination.

— Et si on faisait défiler des images rappelant les enjeux de l'histoire, juste avant l'écran du Game Over ? Ça pourrait montrer au joueur tout ce qu'il est en train de perdre, et rendre l'échec encore plus marquant !

— Oui, c'est pas mal ! Toutefois, il me semble qu'il y a quelque chose de similaire dans un des derniers MGS. L'idée est bonne, mais tu devrais la retravailler pour éviter qu'on nous accuse de plagiat.

Soudain, le cerveau de Sena entra en ébullition. Une rivière d'idées déferlait en lui, et il s'empressa de les coucher sur le papier avant qu'elles ne lui échappent. Ravie de cet élan créatif, Akane déposa délicatement sur son bureau le carton de jus qu'elle tenait à la main, puis s'éclipsa, le laissant dans son instant d'inspiration. Un geste d'attention en guise de récompense, que Sena ne remarqua qu'après plusieurs longues heures de travail.

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