Chapitre 1-7 : Des flocons de joie et de tristesse


Il était déjà vingt heures. Après avoir englouti une salade et plusieurs onigiris devant son écran, Sena prévoyait quelques minutes de repos pour digérer. Le game designer avait la chance de travailler près des fenêtres, en périphérie de l’open-space. Et lorsque l’inspiration lui faisait défaut, il aimait se tourner et observer tranquillement Shinjuku. En se retournant, ce soir-là, il découvrit avec surprise de la neige tombant doucement à l’extérieur. 

Sans un bruit, des milliers de flocons flottaient dans les airs, chacun suivant une trajectoire légère et hésitante. Il s’agissait de la première chute de l'année, et au vu de la couche épaisse qui recouvrait les toits et la rue piétonne, la neige tombait déjà depuis un moment. Trop absorbé par son travail, Sena n’avait, jusqu'alors, pas remarqué ce changement d’ambiance. Mais à cette découverte, le futur trentenaire enfila sa veste, saisit son bonnet et s'élança sans réfléchir vers l’escalier de service. Avec l'excitation d'un enfant, il gravit d’un pas rapide la vingtaine de marches qui le séparaient du toit. 

En temps normal, ce lieu était son refuge secret. Un havre de paix où il aimait s’isoler, se perdre profondément dans ses pensées et méditer en observant la ville. Peu visité, préservé du tumulte de Nightfall, cet endroit à l'air libre lui permettait de se ressourcer chaque fois que le poids des responsabilités se faisait trop lourd, pour repartir avec un esprit plus léger. Évidemment, la perspective de redécouvrir cet endroit cher à son cœur sous un jour nouveau le remplissait d’impatience. Et lorsqu’il poussa enfin la lourde porte métallique, une bouffée d’air frais et un spectacle envoûtant l’accueillirent aussitôt.

Le toit était recouvert d’un tapis blanc, et d’innombrables flocons, purs comme des perles, tombaient lentement autour de Sena. La lune, paisible et distante, diffusait une lueur douce, alors que le ciel, sombre mais adouci par les nuages, paraissait infiniment vaste. Envoûté par cette atmosphère, Sena leva doucement la tête vers le ciel et ferma les yeux pour savourer cet instant. Le froid n’était pas glacial. En l’absence de vent, il en devenait presque agréable, comme la caresse délicate laissée par chaque flocon au contact de sa peau.

Sur des kilomètres à la ronde, Tokyo semblait endormie… À cause de la météo, la frénésie de la mégalopole avait cédé place à une quiétude inhabituelle. En tendant l'oreille, Sena avait presque l’impression d’entendre la ville respirer d’un souffle lointain, alors que les bruits sourds des véhicules roulant sur l’autoroute lui parvenaient d’un murmure continu. Le calme l’inspirait profondément et faisait toujours naître en lui une multitude d’émotions contradictoires. À ses yeux, ce silence n’était jamais neutre : il portait en lui quelque chose de plus profond, comme si l’instant présent se figeait pour résonner avec l’écho d’un vide étrange. Un vide qui, tout en se montrant apaisant, semblait dissimuler une tragédie, une absence irréparable…

En vérité, le silence lui avait toujours rappelé la mort. Et c’était cet exact mélange de calme, de solitude, de mystère et de tristesse qu’il tenait absolument à partager dans Forbidden to die… D’une manière étonnante, cette nuit d’hiver figée incarnait parfaitement la complexité de sa sensibilité artistique. Le silence sans fin, la ville endormie, l’impression d’être un observateur perdu dans un monde abandonné, tout cela lui évoquait l’univers fragile et tragique de son jeu. Même l’infinité des flocons semblait prolonger ce sentiment de temps suspendu. Un frisson le parcourut, tant cette découverte lui paraissait étonnamment intime et poétique.

Il fit quelques pas prudents, cherchant à mieux admirer Tokyo sous la neige. Le sol glissant, l’obligeait à avancer lentement, les bras presque tendus, afin de pouvoir se rattraper en cas de chute. Aux extrémités du toit, un grillage de deux mètres délimitait l’espace, laissant entrevoir des bâtiments aux hauteurs inégales qui se perdaient dans la nuit. Certaines fenêtres brillaient encore, révélant des bureaux occupés par des travailleurs nocturnes, tandis que d’autres étaient plongées dans l’obscurité depuis plusieurs heures.

Sena continua d’avancer et referma d’une main les boutons de son blazer en laine. Mais alors qu’il arriva à une dizaine de mètres du bord, un détail capté du coin de l'œil le figea sur place.


Sur sa droite, à la lisière du panorama, entre l'éclat des éclairages de la ville et l'obscurité de la nuit, une silhouette se détachait faiblement. Sena plissa les yeux pour mieux discerner cette forme qui lui avait échappé jusqu'alors...

Une fine silhouette se tenait là, immobile et contemplant la même scène que lui ! Mais ce qui glaça son sang, c'était la présence de cette ombre derrière le grillage de sécurité !

À cause de la fatigue, Sena avait d'abord cru à une hallucination. Mais après plusieurs secondes d'observation, il réalisa que cet être humain était bien réel. Il remarqua la position tombante de sa nuque et de ses épaules, une posture qui n'annonçait rien de bon. Sena y lisait l'expression d'un profond désespoir...

Il fit alors quelques pas hésitants en sa direction, s'efforçant d'adopter une démarche aussi légère que possible afin de ne pas l'effrayer. Il s'interrogeait sur son identité, et plus il s'approchait du grillage, plus son rythme cardiaque s'emballait. Le portillon de sécurité était entrouvert et Sena comprit qu'elle l'avait emprunté afin d'accéder au rebord du toit. À son tour, il le tira, de sorte à passer sa tête à l'extérieur et identifier la silhouette...

Son cœur fit un bond en découvrant le visage d'Akane !

Elle fixait l’horizon, immobile, les bras tombants le long de son corps, sa posture donnant l'impression de pouvoir s’effondrer à tout instant. Sa peau, aussi pâle que la neige, se confondait avec la météo actuelle. Et puis, ses yeux, à moitié ouverts, semblaient avoir perdu tout éclat, toute lumière et toute trace de vie. Seul un vide profond définissait son regard presque éteint… À cette vision, Sena sentit son cœur se serrer, et une boule se former dans sa gorge. Un mauvais pressentiment était en train de l’envahir…

 — Akane… que fais-tu ici… ? dit-il sans réfléchir, submergé par l’angoisse et l’urgence de la situation.

Elle paraissait perdue, déconnectée de la réalité, et ne semblait pas entendre la voix de son collègue stupéfait. Celui-ci fut saisi d’effroi en constatant son détachement inquiétant et surtout, en découvrant son équilibre précaire au-dessus de l’abîme. Le rebord ne mesurait qu’une vingtaine de centimètres de large, et la jeune femme avait la moitié des pieds qui dépassaient dans le vide, tandis que l’autre moitié reposait sur un sol enneigé particulièrement glissant. Pour aggraver la situation, Akane avait sa main droite occupée à tenir sa large pochette à dessin. Compte tenu de son éloignement de la barrière et de son manque de stabilité, son corps pouvait à tout instant basculer dans le vide et faire une chute de quarante mètres.

— Akane, s’il te plait, agrippe-toi à la grille et reviens ici !  

Elle ne répondit pas.

— PAR PITIÉ, AKANE, NE FAIS PAS ÇA ! REGARDE-MOI ! AKAAANEEE ! REGARDE-MOI !!

Mais elle restait figée, comme si sa voix ne pouvait plus l’atteindre.


Sena garda le silence et seul le bruit de sa respiration haletante rompait le calme apparent de cette nuit enneigée. Il n’avait plus le temps de chercher une solution miracle — d’ailleurs, il n’y en avait probablement aucune. Tout ce qu’il lui restait, c’était l’urgence, dictée par son rythme cardiaque, par le manque de réaction de cette âme tourmentée, et par la dangerosité du néant à ses pieds.

Les souvenirs défilaient dans l’esprit de Sena. Il se rappela de la jeune rousse dans le train, et de ce dessin qui, rétrospectivement, prenait tout son sens. Puis lui apparut, la jeune femme solaire et pleine de vie, entrée comme une tornade dans le studio.  Énergique et spontanée, elle était rapidement parvenue à trouver les mots justes pour motiver ses collègues. Mais cette image d’Akane s’effaça d’un coup, remplacée par celle d’une femme fatiguée, silencieuse et distante.

Au fur et à mesure des jours, Sena avait perçu quelque chose, un mal-être, qu’elle cherchait à garder pour elle. Il se remémora de ce moment de silence en salle de repos, lorsque leurs yeux s’étaient perdus dans les merveilles de la ville. Celui-ci avait opté pour la patience, persuadé qu’elle avait simplement besoin d’espace et de temps afin de s’ouvrir. Cependant, il n’avait pas saisi la gravité de cette souffrance, de ce véritable désespoir qui sommeillait en elle. Jamais, il n’aurait pu imaginer que la jeune femme envisagerait un jour le suicide…

Désemparé, il ne pouvait s’empêcher de croire qu’il aurait dû agir autrement, venant même à se détester pour sa passivité passée déguisée en bienveillance. Un sentiment de culpabilité hantait déjà Sena depuis de nombreuses années, et ce cauchemar éveillé ravivait une ancienne blessure. Ce n’était pas la première fois qu’il échouait à apaiser et à sauver quelqu’un, puis qu’il assistait impuissant, aux terribles conséquences de son incompétence.

Au plus profond de ces fragments de souvenirs, il vit un autre visage. Celui de Madoka. Une adolescente, brune, aux yeux noirs, au petit grain de beauté sous l'œil droit. La jeune fille avait incarné la joie de vivre, et sa gaieté avait illuminé chacune de ses actions et chacun de ses mots. Elle avait été ce genre de personnes dont la présence pouvait faire sourire tout un groupe.

— Sena ! Sena ! Sena ! criait-elle, emplie de bonheur à chaque fois qu’elle apercevait son amoureux, au loin, dans les couloirs du lycée.

Il n’avait jamais été aussi heureux qu’en sa compagnie.

Pourtant, leur quotidien n’avait cessé d’être marqué par des difficultés et des défaites. Les épreuves s’étaient succédé les unes aux autres, jusqu’à la terrible tragédie, survenue peu de temps après la promesse faite pendant le Hanami. Malgré ses belles paroles, le lycéen avait été incapable de respecter son engagement envers sa petite amie, et s’était montrté trop faible pour la protéger.

Ce jour-là, la vision du corps meurtri, livide et sans vie de Madoka l’avait anéanti. Quelque chose s’était définitivement brisé en lui. Cette joie lumineuse qu’il avait développée avec elle, s'était éteinte d’un coup, aspirée par la douleur. Depuis, plus d’une décennie s’était écoulée, et malgré le deuil, Yumeno Sena demeurait prisonnier de ses regrets, hanté par le besoin irréaliste de changer le passé, hanté par l’obsession de réparer ce qui ne pouvait plus l’être…

À cette partie de ses souvenirs, le jeune homme s’arrêta de respirer, comme pris par une illumination.

— Réparer… ce qui ne peut… plus l’être…


Au moins une fois dans sa vie, chaque individu a déjà voulu revivre un instant du passé, avec l’espoir d’agir différemment, de faire les bons choix et de réussir là où il a échoué. Mais c’est une règle immuable de ce monde : il est strictement impossible de retourner en arrière… Alors, l’être humain est-il condamné à vivre avec ses regrets… ? Ou bien existe-t-il une alternative, un autre moyen de rectifier les erreurs du passé ?

Après quelques secondes de silence et de réflexion, le game designer redressa finalement la tête. Le regard déterminé, les épaules relevées et la respiration stabilisée, Sena n’avait maintenant plus aucun doute sur la suite des événements !

Sans perdre de temps, il s’engagea sur le rebord du toit avec prudence, en collant son corps autant que possible à la barrière de sécurité. À cause de toute la neige accumulée, ses longs pieds dépassaient dangereusement dans le vide. Et à chaque mouvement latéral de ses jambes qui le rapprochait d’Akane, il usait de toute la force de ses doigts pour agripper les mailles glacées du grillage et garder un certain équilibre.

Vingt mètres séparaient le portillon et l’emplacement d’Akane, et Sena en avait déjà parcouru un quart. Il avançait en effectuant des mouvements précis et amples, avec l’objectif de couvrir un maximum de distance. Il atteignit la moitié du dangereux parcours, s'efforçant de fixer loin devant lui et de ne surtout pas regarder en bas. Derrière lui, une partie de la neige tombait dans le vide, alors qu’une autre partie restait décomposée sur le rebord et conservait l'empreinte de ses semelles. Il n’était plus qu’à cinq mètres d’Akane. Quatre mètres. Trois mètres. Deux mètres.

Il saisit doucement sa main gauche.

 

— Akane, c’est moi, Sena ! Regarde-moi ! dit-il d’une voix mesurée.


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© 2025 Umino Reiji. Tous droits réservés. Please don't die.


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