Chapitre 1-8 : Please don't die !
Elle le regardait enfin.
Mais ses yeux, toujours aussi vides et perdus, semblaient le traverser, comme s’ils cherchaient quelque chose, une autre réalité au-delà du jeune homme. Seulement vêtue d’un léger pull en laine et d’un jean, Akane tremblait de tout son corps et paraissait complètement gelée. Sena serrait sa main glacée de plus en plus fermement, cherchant à établir un lien solide afin de pouvoir la tirer vers lui, en cas d’urgence.
Doucement, la présence et la chaleur du jeune homme semblaient la réveiller de sa léthargie. Ses yeux retrouvaient une certaine lueur comme si elle reprenait vie après avoir quitté temporairement le monde des vivants. Alors d’une faible voix, des mots à peine audibles s’échappèrent de sa bouche.
— Laisse-moi tranquille…
Mais l’emprise de Sena ne faiblissait pas. Il continuait à la fixer en biais, priant intérieurement qu’elle retrouve toute sa lucidité. Avec l’étroitesse du rebord, sa marge de manœuvre demeurait limitée et Sena restait autant que possible collé au grillage, utilisant sa main gauche comme appui de sécurité. Lentement, il attirait sa collègue en arrière, afin qu’elle trouve une position plus stable et un peu moins exposée au vide.
— Qu’est-ce que tu fais… ? lui demanda-t-elle prise au dépourvue, tandis que son regard fatigué se posait réellement sur lui.
— Je viens te ramener sur le toit, pardi ! répondit-il avec une voix un peu plus marquée, sentant que Akane refaisait enfin surface.
Elle garda le silence un certain temps, sa tête légèrement baissée, et ses yeux cachés sous la frange de ses cheveux.
— Retourne de l’autre côté, c’est dangereux… marmonna-t-elle, comme si sa propre situation ne relevait pas du tout de la même logique.
— Et toi alors ?! Tu te tiens en équilibre à quarante mètres au-dessus du sol, je te signale !
Akane sembla prendre un temps de réflexion. Elle inspira l’air hivernal avec tranquillité, puis souffla longuement. Alors, elle releva la tête et répondit avec un dérangeant sourire.
— Oui, c’est exactement ça ! J’avais envie de jouer à l’équilibriste…
— C’est pas le moment de faire de l’humour noir, Akane !
— Ha ha, dis Sena, tu trouves pas que c’est un temps magnifique pour profiter du panorama de Shinjuku ?
— Arrête-ça ! Je suis sérieux ! Est-ce que tu te rends compte du danger de la situation ?
— Ha ha ! Regarde tous ces flocons, on dirait que…
— Akane, c'est une question de vie ou de mort ! Ressaisis-toi !
— …
Son sourire se fana et la lourdeur de l’instant se fit soudain plus présent.
— Laisse tomber, Sena… tu ne me comprends pas !
— Au contraire, je comprends très bien la situation ! Tu es en train de faire une énorme bêtise et je te laisserais pas aller jusqu’au bout !
Akane essayait vainement de se libérer de son emprise. Mais Sena serrait sa main de plus en plus fort, comme pour écraser ses doigts et étouffer sa volonté. Il n’avait ni le temps de comprendre ses états d’âme, ni le temps de la raisonner. Il optait donc pour une méthode frontale en la contraignant. Bouillonnant de l’intérieur, la jeune femme serra ses dents de frustration avant d’hurler.
— Lâche-moi !
— Hors de question !!
— Lâche-moi, merde !!
— AKANE !!
Il hurla encore plus fort. Puis, il orienta complètement sa tête vers elle, de manière à ce qu’elle entende son message et capte ce quelque chose dans son regard.
— Tant que tu seras ce rebord, je ne te lâcherai pas ! Si tu tombes,… je tomberais avec toi !
— Mais bon sang, pourquoi tu veux m’imposer ta volonté ?! Laisse-moi tranquille !!
Sena ne lâchait pas et restait solide comme un roc.
Poussée dans ses derniers retranchements, la jeune rousse n’eut d’autres choix que d’imiter son geste et, à son tour, d’orienter sa tête vers lui. Alors, leurs visages n’étaient plus qu’à quelques centimètres de distance, réchauffés respectivement par la buée s’échappant de leurs bouches.
— S’il te plait, ne meurs pas… Ce monde serait tellement plus sombre sans toi, Akane…, murmura–t-il, avec une expression empreinte de tendresse.
Akane scrutait attentivement son regard. Sena ne tremblait pas et ne clignait pas des yeux. Ses iris d’un brun profond brillaient d’une intensité incroyable. Elle y percevait une flamme de détermination — celle d’un homme prêt à tout sacrifier, jusqu'à sa propre vie, pour tenir sa promesse et aller au bout de ses convictions. Jusqu’ici, pour Akane, les hommes avaient toujours été synonymes d’égoïsme, de mensonges, de lâcheté, de trahison et de perversion. Mais dans ces iris là, elle découvrait une intégrité pure qui venait défier toutes ses certitudes. Malgré le danger à leurs pieds, ses yeux ne flanchaient pas et ne semblaient voir qu’elle, comme si plus rien d’autre n’avait d’importance.
Il s’agissait d’une vision encore plus captivante et incroyable que le décor hivernal qui les entourait. Alors, elle oublia leur environnement et resta absorbée par cette image presque irréelle, digne d’un personnage de jeu vidéo. Mais après s’être longuement perdue dans ce regard, elle finit par retrouver ses esprits et par être troublée par la proximité du visage de son collègue.
— Espèce de… dit-elle en détournant la tête.
— Akane, on va survivre à cette galère ! Que ce soit maintenant, ou une fois qu’on sera retournés à notre quotidien, on va survivre ! Tu m’entends ?! Peu importe ce que tu traverses, je t’aiderai à l’affronter !
— …
Elle ne pouvait l’ignorer. Les sombres pensées des semaines passées, ainsi que les tourments de ce jour se dissipaient un peu au contact de son collègue. À l’évidence, la lumière qui émanait de Sena atténuait ces ténèbres qui l'oppressaient atrocement de l’intérieur.
Cet éclat, cette chaleur, cette détermination… est-cela, ce que l’on nomme la volonté de vivre…?
Peu à peu, Akane semblait se souvenir d’une époque lointaine, où sa perception de la vie demeurait bien différente.
— Akane, s’il te plait !!
— ……
Elle relâcha d’un coup toute la tension dans ses épaules, ses bras et sa main. Puis, sa tête s’inclina lentement vers l’avant, signifiant qu’elle abandonnait et acceptait de le suivre. À ce geste, un terrible poids s’échappa de la poitrine de Sena. L’espoir semblait enfin permis. En la guidant correctement sur le rebord… Akane allait peut-être survivre à cette dangereuse soirée !
Mais la météo empirait.
Avec sa pochette à dessin calée sous un bras, Akane pouvait s’accrocher aux mailles du grillage en se servant de sa main droite. Sa main gauche, elle, reposait dans celle de Sena, qui ouvrait la marche vers le portillon à l’opposé. Mais depuis son récent passage, le trajet était devenu bien plus périlleux : la neige écrasée s’était transformée en une boue fondue qui aggravait le manque d’adhérence, les flocons, tombant plus nombreux, diminuait la visibilité, alors que le froid gagnant en intensité, rendait les prises du grillage terriblement difficiles à saisir.
Sena avançait, un pas chassé après l’autre, avec une précision extrême comme s'il se mouvait sur une corde tendue au-dessus du vide. Juste derrière, Akane se calait sur son rythme et l’observait en silence, encore surprise de son geste plein d’humanité.
La jeune femme avait franchi le seuil du portillon en son âme et conscience pour des raisons qui lui étaient propres. Mais malgré ses pensées confuses, elle refusait de causer la mort d’un innocent… Ce game designer qu’elle connaissait à peine avait certainement un passé et un quotidien totalement différent du sien. Donc pourquoi devrait-il porter le fardeau d’une autre âme, quitte à y laisser sa propre vie ? Il était pourtant si jeune, et avait tant d’ambitions pour l’avenir…
Ce monde serait terriblement plus sombre sans toi, avait-il dit…
— Mais qu’en serait-il alors d’un monde sans des individus aussi empathiques et courageux que Sena ? se demanda-t-elle en son fort intérieur.
Pendant les longues minutes ayant précédé son arrivée, Akane n’avait pas une seule fois descendu ses yeux vers le vide. Lors de son passage et lors de sa station debout, elle s’était juste contentée de fixer l’horizon et les innombrables structures de béton formant le quartier de Shinjuku. À aucun moment, elle n’avait prêté attention au béton mortel de la chaussée, quarante mètres sous ses pieds.
Mais maintenant, avec la survie de Sena dans l'équation et l’obligation de le suivre avec une précision absolue, Akane ne voyait plus que ce béton là. Si lointain, et si proche à la fois.
— Akane ne regarde pas en bas !! Colle-toi à la grille et regarde moi !!
Elle ne pouvait plus détacher ses yeux du gouffre qui semblait l’aspirer !
Happée par cette vision, Akane eut un léger moment de relâchement et sentit sa pochette à dessin lui échapper lentement. Avant qu’elle ne puisse réagir, ses croquis — ces fragments d’émotions, de souvenirs, et de rêves s’éparpillèrent dans les airs.
Les feuilles virevoltaient au milieu des flocons, emportant avec elles des instants précieux de la vie d’Akane. Son regard s’attarda sur une de ses œuvres, celle qu’elle avait récemment achevée dans le métro : ce paysage inspiré de l’Islande.
Comme tous les autres, ce dessin ne se résumait pas à de simples traits sur du papier ; il était son refuge, son exutoire, sa manière de donner un sens à ce qui l’habitait. Ces flocons, ce ciel illuminé, cette forêt, ce personnage lui ressemblant étrangement, Akane avait mis tout son cœur dans chacun de ces éléments. Voir cette œuvre et toutes les autres disparaître, avalées par le néant, fut comme sentir une partie d’elle-même lui échapper, irrémédiablement.
— AKAAAANEEEE ! hurla Sena, sa voix déchirant l’air.
Absorbée par la chute des feuilles, et dans un réflexe désespéré, Akane tendit la main droite en leur direction. Dans l’élan de ce geste, la pauvre posa le pied dans le vide… Puis, l’instant d’après, sa jambe, et tout le côté droit de son corps, suivirent, emportés par le mouvement.
Une Suzuki Carry roulait doucement sur la chaussée. Le conducteur préférait conduire avec précaution afin d’éviter que les cartons rangés à l’arrière ne s’entrechoquent à chaque bosse créée par la neige. À l'intérieur du véhicule, une voix chaleureuse se faisait entendre à travers la radio.
“Bonsoir à toutes et à tous, et bienvenue sur Nihon FM !
Ce soir, dans notre programme spécial “Au fil des saisons", nous vous invitons pour un voyage unique.
Nous partirons à la découverte des traditions préservées de la campagne japonaise, là où la nature et les hommes vivent en parfaite harmo***”
BADAM !!
Un fracas retentit, étouffant le son du programme !
Choqué, le conducteur du seul véhicule circulant sur la rue déserte freina brusquement, et immobilisa son pick-up en plein milieu de la chaussée.
Le cœur battant, il observa le toit en tôle au-dessus de sa tête, là d’où avait retenti l’impact. Mais aucun bruit ne lui parvint de l’extérieur… Seul le ronronnement du moteur et le murmure feutré de l’émission flottaient encore dans l'habitacle.
L'homme ouvrit la portière, et sortit lentement du véhicule afin de découvrir l’origine de ce bruit, dans cette nuit où la chute des flocons semblait ne plus prendre fin…
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