Chapitre 1-3 : Les regrets arrivent toujours trop tard...
Quelques jours plus tard, nous sommes à l'enterrement de Takeshi. De confession chrétienne, sa famille suit la cérémonie d'usage avec la présence d'un prêtre. Dans ces moments-là, nous avons toujours une part de doute. Le secret espoir que tout ceci ne demeure en fait qu'une vaste blague et que le défunt surgirait soudain de nul part afin de dévoiler la supercherie. Mais tout ceci s'est effondré à la vue du large cadre photo en sa mémoire, suivi d'individus sanglotants aux visages assombris, et surtout à la vue du lourd cercueil difficilement soulevé par quatre hommes en costard du service de cérémonie.
Je suis peu habitué à ce genre de moments, et encore moins à la tradition chrétienne. Je m'imagine à la place du jeune Takeshi dans cette boite en bois. J'ai la certitude qu'il est là, qu'il nous entend, qu'il sait ce qu'il lui arrive. Et il ressent, il découvre peut-être même ce sentiment que j'ai toujours connu.
En effet, l'enterrement est à présent terminé et la foule se disperse progressivement, sa famille se retrouve autour de lui avant que celle-ci ne le laisse à son tour. Il ne pouvait en être autrement, un monde les sépare maintenant de leur bien aimé... Au final, Takeshi et moi possédons enfin un point en commun : nous avons comme seule et unique compagnie la triste solitude...
Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette disparition m'a fait grandir en tant qu'adolescent. Deux semaines après la tragédie, la famille Inoue est invitée par l'école. La maman, soutenue par le frère aîné et la petite sœur nous remercient en personne pour tous les messages de soutien et pour notre présence à l'enterrement. Leurs sourires pleins de forces et de courage me subjuguent et me rappellent celui de Takeshi. Il n'avait laissé que peu de personnes indifférentes lors de son court passage sur terre. En effet on avait compté plusieurs centaines de personnes à la cérémonie, des motards par dizaines faisant hurler leur deux roues en signe d'adieu à l'un des leurs. La tristesse était palpable chez tellement de gens, tellement d'âmes souffraient de cette perte...
— Merci pour votre accueil et votre soutien. Nous sommes très touchés.
Je suis accablé par la honte, de part mon incapacité à apaiser la souffrance de cette mère. Mon incapacité à réitérer un des gestes pleins d'humanité de son fils, alors que lui payerait probablement tout l'or du monde pour serrer sa maman dans ses bras une dernière fois. Il est à présent dans l'incapacité de le faire bloqué par cette barrière le séparant de la vie... celle qu'on nomme la mort. Comment ai-je pu rater pendant tant d'années, la valeur insoupçonnée de la vie et du moment présent ?
Sans trop réfléchir, l'introverti que je suis saisit toutes ses forces pour la saluer respectueusement et pour lui partager la valeur du geste de son fils à ses yeux, non pas sans bégayer et sans détourner le regard.
Elle me répond avec un grand sourire chaleureux :
— Courage !
Peut-être que durant ce court instant, nos âmes se sont connectées et elle avait lu en moi comme dans un livre ouvert...
*
Les jours passent, les semaines défilent, et le quotidien reprend son rythme normal.
Le bureau de l'adolescent plein de messages d'adieu a été retiré de notre classe, et peu à peu son souvenir aussi. Ses meilleurs amis et Kyoko sont de retour parmi nous, et ils reprennent vie progressivement. Bizarrement, plus personne n'évoque le sujet, comme si Takeshi était un tabou qu'il fallait éviter à tout prix. Peut-être que l'évoquer signifie se souvenir, et souffrir d'avantage.
Je suis stupéfait par cette étonnante capacité propre à l'être humain : celle d'oublier.
Non pas d'oublier au point d'effacer complètement une existence de son esprit, mais plutôt cette capacité d'aller de l'avant et de reprendre sa vie comme si de rien n'était. De son vivant, Takeshi demeurait ultra populaire, pourtant, on ne le mentionne plus. Ayant disparu de notre monde, il appartient maintenant au passé si ce n'est ces quelques photos souvenirs accrochées dans les couloirs ci et là.
Lors d'une de mes lectures à la bibliothèque, j'apprends une chose des plus étonnantes, en langue arabe, l'être humain se dit «el insane», signifiant littéralement «celui qui oublie». Et, avec la tournure des événements, je comprends bien pourquoi.
Si je dois aussi mourir demain, est-ce que les gens m'oublieront aussi vite et aussi cruellement ? Est-ce que les vivants se remémoreront de mon existence ?
Soyons réalistes, comment pourrait-on se souvenir et accorder une quelconque importance à un ado invisible ? Quelqu'un qui semblait déjà mort dans le monde des vivants... Toutes ces questions me tiraillent. Elles me poussent à méditer à propos du but de l'existence, alors que je sors d'une librairie avec plusieurs ouvrages traitant de la thématique et même avec quelques livres saints des religions monothéistes.
On m'a toujours parlé de la religion shinto, mais j'ai souvent considéré cela comme une simple légende ancestrale et non pas comme une véritable croyance. Ce que j'ai vécu ce jour-là à l'enterrement me pousse dans une direction différente. Je cherche maintenant d'autres explications, en quête de l'unique et seule vérité, celle qui m'apaiserait. Si il y a un Créateur là haut, il est seul, unique et au-dessus de sa création. Et celui-ci a forcément envoyé des réponses quelque part sur le but de cette existence, cette existence parsemées de souffrance et de peine...
Ça en est presque choquant de voir à quel point le monde peut s'adapter rapidement à la disparition de ceux et celles qui le peuplent. Au vu de notre faible longévité, j'ai compris que nous sommes tous et toutes des voyageurs sur terre, et non pas des résidents. Cette étape se nommant la vie reste en fait une simple escale. Du coup, comment œuvrer pour que ce passage soit le plus fructueux possible ? Doit-on œuvrer uniquement pour soi-même afin de trouver un semblant de bonheur ? Tout en sachant que ce bonheur restera imparfait, éphémère, toujours accompagné de difficultés et d'épreuves. Ou doit-on se tourner vers les autres et agir pour cette société afin d'y laisser une trace ? Une trace qui restera même après notre passage.
— Tu as eu le mérite de laisser cette trace durant ton existence Takeshi, lui dis-je.
Ce tout petit geste d'attention et cette leçon post-mortem sont les clés pour me libérer et me laisser entrevoir une lumière dans le cauchemar de l'isolement social. Aujourd'hui, c'est à moi de lui rendre la pareille, je me tiens devant sa tombe et lui parle de mon quotidien comme le ferait un ado avec un ami de longue date. En vérité, j'espère lui tenir un petit peu compagnie et j'en profite pour apprendre à m'ouvrir à autrui. Toujours silencieux, il m'écoute de façon paisible et attentive. À chacune de mes visites, je découvre à ses côtés un nouveau cadeau, des dessins, ou même des bouquets de fleurs. Cela me rassure de savoir que dans le fond, même si les mots ne sont plus, bon nombre de cœurs restent encore liés à celui-ci.
Le soleil se couche vite, et la nuit se montre déjà, il est l'heure de la fermeture. Je traverse rapidement le cimetière et passe devant des dizaines et des dizaines d'autres âmes esseulées dans leurs tombes. Ce lieu et ses habitants créent toujours un frisson en moi qui parcourt l'ensemble de mon corps.
J'emprunte le grand passage piéton menant à l'arrêt de bus, l'esprit ailleurs encore occupé par de nouvelles réflexions. Et puis, j'ai seulement le temps de remarquer ce camion aux grands phares blancs aveuglants.
Un véhicule fonce vers moi. Je n'ai rien entendu et rien remarqué...
Oui Takeshi, je comprends enfin... Dans ces moments là, tout va bien trop vite, l'esprit se trouve occupé par cette puissante envie de survivre et la triste possibilité qu'il soit déjà trop tard... Trop tard pour concrétiser nos idées, nos projets, nos rêves, trop tard pour se poser les bonnes questions...
Tout comme toi, je pensais encore avoir de longues années devant moi avant de m'inquiéter de la mort. Est-ce que ce véhicule de plus en plus proche va s'immobiliser à temps ou va t-il me percuter ? Est-ce que je vais survivre ou pas ? Je n'en sais rien. Dans tous les cas, peut-être que la mort était pour moi l'unique moyen de me lier à un de mes semblables... C'est la seule certitude que je garde.
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© 2022 Umino Reiji. Tous droits réservés. Une amitié au-delà de la mort.