Chapitre 1-2 : Bagarre en pleine salle de classe
Les jours suivants furent les pires, pesants et douloureux pour chacun d'entre nous. Les chaises de Kyoko et de cinq autres élèves proches du défunt restent vides. Parmi les présents, personne n'est dans la capacité de parler, et encore moins de rire. Le monde que nous connaissions s'était soudainement effondré et avait disparu avec Takeshi. Très compréhensifs, les professeurs se contentent de réciter leur cours sans trop solliciter les fantômes qui leur font face. « Notre présence demeure déjà une grande preuve de courage et de force », a lâché Madame Watanabe.
Un autre jour, une forte pluie vient noyer la piste d'athlétisme la rendant impraticable. Si seulement il pouvait en être de même lors du prochain cours d'éducation physique... De ma fenêtre, j'étudie cette infinité de nuages sombres voilant le ciel. C'est la pause déjeuner, et nous sommes toujours abasourdis par la violence de cette perte et de ses conséquences sur notre groupe. De rares élèves discutent au fond de la classe.
Alors, l'un d'entre eux nommé Hiroshi, un ado grassouillet et pénible, lâche un ricanement dans un moment de silence que personne ne peut ignorer. C'est le premier rire que nous entendons et ce son nous semble maintenant étranger, anormal voir même insultant. Le sang bouillonne en moi. Et pour cause, le groupe du fond continue à traiter de futilités comme si de rien n'était, comme si le deuil de leurs camarades n'avait pas lieu d'être.
Le même Hiroshi reprend :
— Il est parti trop vite le bougre, et il faut le dire il savait bien s'esquiver celui-là.
Takeshi me devait encore de la thune. Vous croyez que je peux demander à sa famille ?
Ça en est trop ! En quelques instants je l'ai surplombé, mes soixante maigres kilos renversant son corps imposant, de la table sur laquelle il fait le pitre. Je ne contrôle plus rien, je suis juste le spectateur d'une avalanche de coups assénés au visage de ce colosse. Je veux lui faire mal, je veux qu'il ressente ne serait-ce qu'un millième de la souffrance éprouvée par notre défunt collègue afin que lui passe l'envie de rire. Il me semble que je hurle son triste prénom à répétition et en rythme avec chacun de mes coups. J'entends vaguement des cris et mon prénom scandé par plusieurs voix terrorisées. Alors, des mains me tirent en arrière mettant un terme à cette attaque. Trois professeurs s'interposent entre moi et celui que je considère comme le véritable agresseur.
Celui-ci, le visage rouge et déjà gonflé, a perdu son agaçant sourire. Il crie plusieurs phrases qui me paralysent :
— Espèce d'hypocrite !! Vous ne vous étiez jamais parlé Takeshi et toi, Hiroshi continue encore plus en colère, de son vivant, tu t'es jamais intéressé à lui et tu vas nous faire croire que c'est maintenant le cas ?! T'es un enfoiré de solitaire qui pense qu'à sa gueule !!
Il a peut-être bien raison ! Avais-je déjà accordé une quelconque attention à Takeshi ? Oui, mais il s'agissait surtout de mépris et d'une secrète envie à son égard, car il possédait tout ce qui manque cruellement au pitoyable lycéen que je suis : Takeshi était drôle, sociable, sportif, respecté, courageux, populaire auprès de la gente féminine... Ce qui m'agaçait le plus demeurait certainement sa grande confiance en lui. Takeshi exhibait dans son regard, dans sa gestuelle, dans ses actions, une façon unique de défier les autres, voire même de défier la vie... Il dégageait de l'audace, et certes une bien trop grande assurance en ses capacités. Celui-ci se croyait probablement invincible et il repoussait sans cesse les limites dans sa conduite et ses excès quotidiens. Pourtant, comment se fait-il que je sois touché par cette inévitable tragédie l'ayant emporté ? Suis-je le plus grand hypocrite que la terre ait porté pour pleurer la mémoire d'un gars que je jalousais secrètement ?
Ma maigre personne est une nouvelle fois le centre de toute les attentions suite à un nouveau vacarme. Beaucoup de mes camarades n'ont jamais retenu mon prénom de part ma nature transparente. Et en deux jours cela semblait changer.
— Encore ce Reiji ? Il est flippant ce mec ! chuchotent deux filles au loin.
Alors qu'on m'asperge le visage d'eau et que celui-ci perd lentement sa couleur rouge vive, je m'interroge sur la nature de mes émotions. En fait, je crois deviner ce qui cause cette tristesse dans mon cœur : Takeshi était le seul élève à m'avoir apporté de l'attention, et je m'en veux de ne jamais avoir fait de même.
Il ne le montrait pas toujours de façon explicite mais Inoue Takeshi possédait une grande part d'humanité cachée dans son corps de gros dur. Déjà, lorsqu'il arrivait tous les matins, il saluait individuellement chaque personne présente, même lorsqu'il s'agissait d'indésirables comme moi. Dans cette classe, je restais une petite ombre, un otaku discret de 18 ans, mais Takeshi me voyait. Pour lui, j'existais comme tous les autres et je restais un élève légitime de cette classe.
Certes, nous n'avions jamais eu de vrai échange, mais malgré nos différences, Takeshi avait l'humanité de me reconnaître et de m'accepter. Et il me le montrait au quotidien en me saluant personnellement, voire parfois en me demandant si je me portais bien. Ce n'était pas grand chose, cela manquait parfois de sourire et de chaleur, mais c'était tout de même une marque d'attention qui était un luxe pour beaucoup d'autres, pour moi le premier. En effet, j'en suis incapable, c'est au dessus de mes forces de me confronter au regard de mes camarades, et de briser cette barrière qui nous sépare en forçant le premier pas. J'ai souvent privilégié la faiblesse en m'isolant dans mon coin et en continuant à endosser le rôle plus aisé du solitaire.
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© 2022 Umino Reiji. Tous droits réservés. Une amitié au-delà de la mort.