Chapitre 2-1 : L'étrange mur Invisible


C'est un miracle. C'est un vrai miracle !

Je me surprends debout perdu au milieu d'un groupe de passants, plantés devant un passage piéton. Avec ma modeste tenue de lycéen, je fais tâche au milieu de ce groupe de salaryman en costard cravate. Perdus dans leurs pensées, ceux-ci ne m'accordent aucune attention et fixent l'horizon comme si leur vie en dépendait.

Face à nous, nous trouvons deux voies ferrées coupant perpendiculairement le passage. Pour le moment, les barrières de sécurité demeurent relevées et le voyant du feu reste au vert : aucun train en vue, la voie semble libre. Mais le temps semble être à l'arrêt, étrangement nous restons tous immobiles à attendre. Nous attendons, encore et encore. Je crois que nous attendons un événement bien plus important que le simple fait de traverser.

Perchés sur des câbles tendus au-dessus de nos têtes, des oiseaux nous accompagnent avec un agréable chant matinal. À l'écoute de ces sons mélodieux, à la douce sensation de la brise caressant mon visage, une évidence me frappe. En fait... je suis toujours en vie !

Ces sensations, ces émotions qui me parcourent de tout part prouvent que ma conscience demeure intacte, et que je profite d'un moment banal du quotidien, comme des millions d'autres tokyoïtes.

Et puis, je remarque un autre détail, un fait tout aussi miraculeux. Face à moi, de l'autre côté des voies, sur le trottoir voisin, j'aperçois une silhouette familière. Grande, robuste, mais pourtant rassurante et amicale. Ce piéton se détache des autres, comme emprunt d'une lumière, d'une aura saisissante. Vêtu du même uniforme que le mien, celui-ci m'observe, conscient de notre origine commune.

Je... je n'en crois pas mes yeux... Je n'aurais jamais pensé le revoir aussi vite. Peut-être pas avant des dizaines d'années... Mais c'est pourtant bien réel !

À seulement quelques mètres, et sans que je ne puisse expliquer comment, Takeshi attend au milieu de la foule. Tout comme moi, Takeshi est encore en vie !

*

Je ne réfléchis pas bien longtemps, avant de faire trois pas en sa direction. Désorienté, bouleversé, totalement incrédule, ma main tendue vers lui me guide dans cette situation qui me dépasse.

— Takeshi-kun... C'est bien toi ? lui dis-je d'une voix tremblante.

— Oui, Reiji-kun. C'est moi.

Une trentaine de centimètres tout au plus me séparent encore de lui. Je m'apprête à toucher son épaule, quand soudain, mes doigts entrent en contact avec une étrange surface que je ne vois pas. Impossible d'aller plus loin... En fait, c'est comme être bloqué par du verre invisible à l'œil nu. J'ai beau scruter le vide mais je ne trouve aucun indice trahissant la présence d'un obstacle...

Bizarre...! Jamais rien expérimenté de semblable...

Ma main se pose sur cette curieuse paroi. Puis des vibrations viennent secouer l'ensemble de mon bras et de ma colonne avant de s'évanouir à la pointe de mes pieds.

Dans le même temps, je dévisage Takeshi sans même cligner une seule fois des yeux, de peur que celui-ci ne disparaisse soudainement. Dans la cruauté de cette situation, et malgré ces retrouvailles improbables, nous restons silencieux l'un face à l'autre, limités à une distance relative d'un bras.

— Qu'est-ce que c'est...? Lui dis-je à propos du mur, conscient de mon ignorance manifeste.

— On la nomme «la barrière», répond-t-il visiblement pas étonné par ce phénomène.

Il pose sa main sur celle-ci, ce qui produit une nouvelle vague traversant mon bras comme précédemment. Il reprend alors son explication.

— Cette barrière symbolise l'inter-monde, "le barzakh". C'est une frontière séparant des mondes opposés : ceux des morts et des vivants, ceux de l'invisible et du visible. Cette barrière te rejette car tu es un étranger. Tu es en vie et appartient encore au côté des vivants.

— Mais... toi alors.. .tu es donc mort...?

— Bah, oui. Tu devrais le savoir non ? Tu avais pourtant assisté à mon enterrement, dit-il avec un curieux sourire.

Je n'y comprends rien. Tout m'échappe dans ses explications, cet environnement surnaturel et son ton déconcertant... Que se passe-t-il donc ici ?

Au toucher, la barrière semble se trouver exactement entre les deux voies ferrées, et couper perpendiculairement ce passage piéton reliant deux trottoirs d'un quartier urbain. De petits immeubles neufs aux couleurs pastels nous entourent, de quatre ou cinq étages maximum. Au-dessus d'eux, une surprenante tête métallique pointe le bout de son nez, longue et imposante. Il s'agit en fait de la Tokyo Skytree. Je ne connais pas cet endroit mais je dirais qu'il se situe à Ueno.

De son côté, Takeshi étudie les deux chemins de fer avant de s'exprimer de nouveau.

— Le prochain train ne devrait pas passer avant... une dizaine de minutes. Cela devrait être suffisant, afin de terminer notre discussion.

Comme porté par une intuition, j'imaginais bien que nos retrouvailles ne dureraient pas. Après tout, chaque personne en ce lieu le sait. À l'arrivée du train, un événement va tout emporter, tout détruire, tout remettre à zéro. J'ai beau me creuser l'esprit mais je ne parviens pas à me souvenir de quoi il s'agit, pourtant la réponse semble évidente...

Et puis zut, je laisse tomber ! Mieux vaut plutôt faire le tri dans toutes les interrogations qui plombent mon esprit. Il y a tellement de choses que je souhaite comprendre, tellement de choses que je souhaite dire à Takeshi que je me sens étouffé par mes propres pensées.

— Où sommes-nous Takeshi ? Je sens bien que ce lieu est trop spécial pour être le vrai Tokyo...

Il marque une pause et observe avec mélancolie le ciel bleu et infini de la cité factice, avant de répondre le regard toujours perché dans les nuages.

— C'est simple, tu es en train de rêver Reiji...

À ces quelques mots, ma poitrine se serre à la limite de l'implosion, pleine de tristesse et de déception. C'est comme si mon propre subconscient m'avait trahi.

— ...toutefois, ceci n'est pas le fruit de ton imagination... Toi et moi, nous sommes vraiment en train de parler. Non pas physiquement, mais spirituellement.

*




© 2022 Umino Reiji. Tous droits réservés. Une amitié au-delà de la mort.


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Chapitre 2-2 : La petite mort