Chapitre 2-2 : La petite mort
Je l'observe dubitatif et méfiant. Il reprend, pointant un doigt vers moi.
— Tu sais, l'existence ne se limite pas à votre petite compréhension de l'univers ainsi qu'à vos cinq sens. Il y a tellement de réalités du domaine de l'invisible qui vous dépassent. Tiens, le rêve par exemple. Aucun moyen scientifique ne peut prouver ce dont tu es en train de rêver. En effet, c'est une expérience de l'esprit, invisible aux autres humains. Toutefois le manque de preuves n'entache en rien son existence, en vérité c'est tout simplement votre savoir qui demeure trop limité.
Sa remarque m'inspire un peu d'humour.
— Heureusement que ça reste inaccessible à la science, il y a des choses que je préfère garder pour moi...
Bon public, Takeshi en rigole, ajoutant que oui effectivement, il valait mieux ne pas s'introduire dans certains rêves un peu trop intimes. Je lui demande alors.
— Mais toi du coup, comment as tu fait pour atterrir dans mon rêve ?
— Disons que, dans quelques rares cas, le songe peut jouer le rôle d'un pont permettant à deux âmes de se retrouver. En fait, ce pont nous a permis de nous retrouver, toi et moi, à la croisée de nos deux mondes.
Je n'y avais pas accordé d'importance à l'époque mais il me semble avoir déjà entendu grand-mère me raconter une expérience semblable. Une discussion dans un songe avec une de ses connaissances décédées. À y réfléchir, ce rêve ne ressemble à aucun autre.
Jamais je n'ai fait l'expérience d'un songe si réel, si authentique dans les sensations qu'il procure : les rayons aveuglants du soleil, la fraîcheur du matin, le son des voitures au loin, la dureté du béton sous mes pieds. Tout paraît incroyablement vrai, tout, même ce Takeshi !
En l'entendant parler, une évidence s'impose. Le Takeshi de ce monde paraît bien plus mature que celui que je connaissais. C'est comme si davantage de temps s'était écoulé de son côté. Oui ! Son aspect physique dégage aussi ce constat. Il porte dorénavant une barbe mi-longue, nette et entretenue lui assurant une certaine sagesse, et puis, je ne peux ignorer la cicatrice taillant son visage de l'œil gauche jusqu'aux joues. Probablement les conséquences du tragique accident l'ayant emporté...
Hum à ce sujet.. Si c'est vraiment Takeshi à qui je parle, je dois profiter de cette occasion pour lui demander. Il doit sûrement avoir des réponses.
— Takeshi, est-ce qu'il y a vraiment une vie après la mort ? Que se passe-t-il à ce moment-là ?
Il réfléchit un instant, le regard dans le vide puis répond de manière étonnante.
— Est-ce que tu connais «la petite mort» ?
— La petite mort ? Hum... Une personne qui reviendrait à la vie après un arrêt cardiaque...?
Takeshi continue, visiblement pas satisfait de ma réponse.
— Chaque nuit vous, les vivants, vous mourrez pour revivre le jour. Vous vivez la journée pour mourir la nuit venue. Le sommeil est l'état qui se rapproche le plus du terme de la vie terrestre. Pour cette raison, on le surnomme «la petite mort».
Durant son explication, il se gratte la barbe dans un effort pour extraire les meilleurs mots de son esprit. La suite est plus étonnante encore.
— Le sommeil vous sert de repos, mais pas seulement. C'est aussi le moyen de se rappeler, ne pas oublier la mort, cette étape inévitable qui frappera toute âme. Et puis, c'est la preuve qu'après la mort, il y a bien une continuité dans l'existence. Lorsque tu te couches dans l'obscurité de ta chambre, est-ce que tu te poses la question :
Vais-je me réveiller demain matin ? Ou bien y a-t-il une suite après le sommeil ?
Non ! Tu le fais sans avoir le choix, car tu as été créé ainsi.
On t'a conçu avec un fonctionnement bien spécifique qui t'oblige bon gré mal gré à te soumettre à ce cycle. Et tu as confiance en ce processus. Tu ne t'encombres pas de doutes inutiles, comme l'hypothèse de ne pas revenir de ton sommeil, ou l'hypothèse que l'existence soit limitée à la seule journée en cours. En fait, l'humain a confiance en ce procédé car il sait inconsciemment qu'on lui rendra son âme après lui avoir prise le temps d'une nuit.
Ce n'est pas l'humain qui décide de gaspiller le tiers de sa vie dans ces allers et venus, c'est plutôt quelqu'un qui lui a imposé cela avant sa naissance. Il a intégré cette contrainte au plus profond des humains et des animaux comme une ligne de code dans un programme. C'est lui aussi qui a décidé que les vivants ne resteraient pas éternellement sur terre, et qu'un jour, ils reviendraient tous à lui.
Le défunt en uniforme marque une dernière pause avant de terminer son explication.
— Alors, cela sera une nouvelle étape du voyage... une étape où la mort n'aura plus jamais aucun rôle à jouer.
Takeshi fait allusion à un Créateur. Il sous-entend que celui-ci est unique. Il parle aussi d'une résurrection physique comme celle du monothéisme. Je ne sais comment l'expliquer, mais j'ai toujours eu une conviction au plus profond de mon cœur. Pour moi, un tel Créateur se doit d'être omnipotent et parfait. C'est l'opposé même des divinités propres à ma culture et au polythéisme, des divinités au rôles séparés et limitées dans leurs capacités. L'idée de ces dernières me rappelle davantage les faiblesses humaines et le concept de société. En effet, qui dirigerait un tel groupe ? Quelle serait la hiérarchie ? Ces divinités en viendraient- elles à s'affronter pour le déterminer ?
C'est le silence. Takeshi a maintenant terminé son explication, et je crois qu'il m'a un peu convaincu. Le chant des oiseaux s'est aussi estompé. Et pour cause, ces chanteurs infatigables volent et tournent maintenant sur place avec une précision extraordinaire, sans jamais heurter la barrière, visiblement conscients de sa présence.
En y réfléchissant, avec ce cycle du sommeil, on fait déjà l'expérience de la mort et de la résurrection au quotidien, et ce des dizaines de milliers de fois dans une vie. J'en fais moi même l'expérience en ce moment et peut-être comme jamais auparavant. Face à ce mur invisible, c'est comme si j'étais à la limite, et que d'un moment à l'autre je pouvais basculer du côté des morts. Mais un pressentiment me fait penser que ce n'est pas encore le moment et que je vais bientôt rebrousser chemin...
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© 2022 Umino Reiji. Tous droits réservés. Une amitié au-delà de la mort.