2 - L'homme le plus rapide du monde


Hayato Obayashi avait dix-sept ans. Il était scolarisé en deuxième année au lycée Takamachi de Tokyo. Celui-ci possédait trois centres d'intérêts : les mangas, la photographie et le bénévolat. De manière surprenante, et malgré son jeune âge, le lycéen accordait régulièrement de son temps à une association d'aide aux seniors. Cette activité au milieu de personnes mûres était «sa bulle protectrice», le seul endroit au monde qui lui permettait de se sentir vivant et normal. Là bas, les seniors le voyaient simplement comme un bénévole impliqué et particulièrement efficace. On usait d'adjectifs élogieux afin de le décrire : poli, gentil, doux et serviable. Mais inévitablement il s'agissait uniquement de descriptions ayant trait à son comportement. Au sein de l'association, le physique de Hayato Obayashi était un tabou qu'on se refusait d'aborder.

L'obésité de Hayato était le drame de sa vie. Et elle l'avait frappé dès la naissance alors que le pèse-bébé avait indiqué un poids de quatre kilos et demi... Le garçon n'avait jamais connu la vie autrement qu'en étant en surpoids, et en conséquence, il avait inconsciemment accepté ce fait comme étant une partie intégrante de son identité. L'idée du changement n'était apparue pour la première fois que plus tard, à l'adolescence, suite aux centaines, aux milliers d'expériences regrettables ayant ponctuées son quotidien. Des expériences faites de regards méprisants, de réflexions incongrues, de moqueries et d'insultes gratuites.

— Hé le gros, t'as bien assez de réserves là dedans tu crois pas ? Allez, partage ta bouffe, lui avait ordonné ce voyou après avoir tapoté son ventre.

— Allez Obayashi ! Cours espèce de fainéant ! lui avait hurlé son prof de sport.

— Pitié, faites qu'il prenne le train suivant... avait chuchoté une des passagères de ce wagon tokyoïte bondé.

Pour la société il était «le gros». Et rien de plus. Malgré l'aspect désagréable et oppressant de subir constamment des remarques à propos de son poids, cela n'avait pas été suffisant pour créer un réel déclic. Après tout, pourquoi changer pour de simples inconnus ?

Mais les paroles prononcées par la fille qu'il aimait depuis le collège furent décisives. Aucune parole n'aurait davantage pu le blesser que celles prononcées par Kaya Sakurai. Quand un garçon aime une fille au point de penser à elle en permanence, au point d'avoir du mal à trouver le sommeil et de rêver d'elle quand c'est enfin le cas, au point d'apprécier aller en cours uniquement de part sa présence et de se sentir triste à chaque retour à la maison, alors forcément, ce garçon ne peut qu'être touché par son opinion.

Ainsi, pour Hayato, ces mots avaient eu l'effet d'un couteau aiguisé planté en plein cœur. Le traumatisme était d'autant plus grand, que cette attitude ne ressemblait en rien à la douce jeune fille qu'il pensait connaître. C'étaient d'ailleurs cette douceur et ce délicat visage qui avaient fait vibrer son cœur il y a quatre ans, alors que fraîchement arrivée dans sa classe en cours d'année, Kaya s'était présentée au tableau d'une manière attachante.

Il l'avait tout de suite aimé...! Et cet amour avait duré quatre longues années pendant lesquelles il s'était contenté d'imaginer et de se laisser rêver à une relation qui n'existerait jamais...

Dans le présent de sa tristesse, couché sur son futon dans l'obscurité de sa chambre, Hayato se fit une intime promesse :

— Plus jamais je ne tomberais amoureux de ce genre de filles !

Il regrettait d'avoir été si naïf, il regrettait d'avoir tant estimé une personne qui le méprisait à ce point. La tête posée sur son oreiller trempé de larmes, Hayato fixait d'un regard absent la télévision et ce programme d'une chaîne étrangère. Son corps semblait présent, mais son esprit se perdait régulièrement entre les souvenirs lointains du passé et la récente humiliation du Konbini.

Cela faisait une semaine qu'il n'avait pas remis les pieds en cours. Et son mal-être demeurait immense. Au-delà de la peine de cœur, cet incident avait eu le mérite de lui ouvrir les yeux sur autre chose : en vérité, lui aussi détestait ce qu'il était... Il détestait sa vie, il détestait sa personnalité, et par-dessus tout il détestait son apparence. Hayato n'avait jamais été fier de son obésité. Plutôt, il l'avait toujours subie de manière docile et impuissante. Mais depuis l'incident, il en éprouvait un terrible dégoût. Rester dans cet état lui était même devenu insupportable. C'était comme si pendant dix-sept ans, son âme avait été prisonnière dans le corps d'un étranger et que celle-ci réclamait enfin la délivrance après avoir demeurée longtemps inconsciente.

L'adolescent ressentait le besoin de changer et cela passait premièrement par une perte de poids. Mais dans le fonds, comment se défaire d'un tel handicap ? Et puis, était-ce bien raisonnable de se leurrer avec de tels rêves ? Il ne s'en doutait pas encore, mais Hayato était sur le point d'obtenir un début de réponse. Le garçon aux yeux encore humides retrouva sa lucidité tandis qu'une certaine agitation se manifestait à l'écran. Un reportage retraçait la fabuleuse épopée de Usain Bolt, le fameux coureur jamaïcain ayant illuminé les jeux olympiques de Pékin en 2008, et le départ de la légendaire course du cent mètres était imminent.

Il y eut d'abord ce long silence... et cette lourde tension qui parcourut les gradins... un calme étonnant pour un stade de quatre-vingt mille personnes, indiquant avec certitude que quelque chose d'important allait se produire.

Alors, il y eut le bruyant coup de feu annonçant le départ et les interminables hurlements de la foule. Il y eut aussi ces grandes foulées, ces visages crispés des coureurs. Et puis, à l'avant, il y eut surtout cette vitesse invraisemblable et cette domination extravagante de Bolt.

La course avait duré une poignée de secondes. Mais l'intensité physique avait été telle, qu'elle avait suffit à bouleverser Hayato au plus profond de son être, et à lui faire oublier un temps sa tristesse. Malgré son faible intérêt pour le sport en temps normal, le garçon avait été complètement habité par ce moment d'histoire, totalement débordé par cette énergie, au point qu'il s'était machinalement levé de son futon.

Face à la télévision, les jambes encore tremblantes d'excitation, une interrogation le tracassait. Bolt était certes champion olympique, détenteur du record du monde, mais dans le fond il ne semblait pas avoir tout donné dans cette course... Pourquoi ? Pourquoi donc le sprinteur jamaïcain avait relâché ses bras et son effort sur les derniers mètres ? Quelle folie avait poussé ce coureur à ne pas pulvériser un peu plus le record du monde ? Cette anomalie laissait l'adolescent sans réponse...

Alors que Bolt faisait le tour du stade afin de célébrer avec le public, une évidence s'imposa à l'adolescent : «cet homme accompli était libre !»

Libre car lorsqu'il courait, de par sa vitesse et ses mouvements amples, Bolt semblait comme propulsé et presque en capacité de s'envoler... Libre car avec sa pose victorieuse si caractéristique, les deux bras positionnés comme un archer et les index tendus vers l'horizon, il semblait davantage regarder vers le ciel que la terre ferme. Et surtout libre car à force d'entraînement, Bolt s'était enfin délivré du poids de ses faiblesses afin de s'élever tout en haut de la hiérarchie du sprint, devenant ainsi l'homme le plus rapide du monde.

Si de part ses exploits Bolt représentait l'homme libre, par déduction Hayato Obayashi considérait être l'illustration même d'un esclave... Lui qui depuis de nombreuses années était prisonnier de son état physique et qui restait attaché à ses défaites quotidiennes. Ce constat amer le poussa pour la première de son existence à envisager réellement l'avenir d'une manière différente :

— Suis-je moi aussi en capacité de me libérer de mes faiblesses et de perdre du
poids ? Ou bien est-ce qu'accomplir un tel miracle reste seulement réservé aux athlètes de haut niveau ?

Le programme télé continuait. Et lentement, au fur et à mesure de sa réflexion, de l'avancée de l'émission et du récit de la carrière du coureur jamaïcain, une minuscule lueur naissait dans le cœur du jeune garçon. Et à chaque minute écoulée, à chaque nouveau pas qu'il accomplissait dans ce territoire inconnu que représente l'espoir, la lueur gagnait en taille, avant de s'embraser et de devenir une flamme faite d'ambitions. Dans l'esprit fou d'un rêveur, comme dans celui d'un sportif ou d'un artiste, il était concevable d'accomplir l'impossible.

À force d'efforts, de travail, et à force de toujours repousser leurs limites plus loin, il leur était possible d'espérer et de se laisser rêver aux ambitions les plus démesurées. Alors, peut-être que Hayato était l'un de ces fous tandis que son cœur lui réclamait :

— Moi aussi... je veux être libre !

*

© 2025 Umino Reiji. Tous droits réservés. Le second souffle de Hayato.


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