3 - Le bâton de relais


Cela faisait seulement dix minutes qu'il avait commencé sa course, mais Hayato était déjà à bout. Ses genoux lui provoquaient des douleurs atroces et puis il ne parvenait plus du tout à retrouver son souffle.

— Pourquoi j'ai l'impression de tirer un boulet derrière moi ? se demandait-il à chaque nouvelle foulée.

Il y avait encore pire que la douleur physique. C'était ce malaise ambiant qui le suivait partout, cette sensation de ne pas être à sa place, cette horrible idée que chacun de ses mouvements maladroits étaient épiés par les autres joggeurs.

En les regardant courir, Hayato se questionna sur le plaisir que peuvent prendre les gens à s'infliger une telle torture. Et l'effort physique inhabituel qu'il imposait à son corps entraîna une violente réaction, et un vomissement soudain. Il resta plusieurs secondes à se vider sur place. Alors, un groupe de coureurs se rassembla autour de lui.

— Hé ça va ?

— Donnez-lui une bouteille d'eau !

— Quelle idée de courir avec un poids pareil sérieux...

— Ouah ! Vous avez vu la taille de ses baskets ? Ses pieds sont gigantesques !

— ...

— Ce gros porc me dégoûte ! raisonna une nouvelle fois dans son esprit la voix harcelante de Kaya.

— VOUS ALLEZ VOIR...! JE VAIS VOUS MONTRER CE QUE JE VAUX VRAIMENT...! UN JOUR... VOUS VERREZ...! se dit le novice enragé contre la société toute entière.

Quotidiennement et ce pendant une semaine, Hayato persévéra tant bien que mal. Il voulut se prouver à lui-même et au reste du monde qu'il était capable de perdre un peu de poids, ne serait-ce que quelques kilos. Au septième jour, il attendait la délivrance en montant sur le pèse-personne : «j'ai dû perdre au moins cinq kilos», estimait-il avec un fier sourire. Mais la réalité fut quelque peu différente. Le débutant n'avait rien perdu. De manière inexplicable, il avait même gagné un kilo...

— Comment est-ce possible...?

Un autre jour, le ciel nuageux se mit à gronder longuement. En quelques minutes, d'énormes flaques d'eau se formèrent sur la piste d'athlétisme. Alors, face à ce déluge, tous les coureurs retournèrent progressivement chez eux. Tous, sauf un. Un coureur singulier noyé dans ses sombres pensées...

— La honte... C'est quoi cette façon de courir ?

— J'ai dépassé mes limites depuis longtemps...

— Il n'y a plus personne je devrais partir moi aussi.

— J'ai tellement froid !

— Merde, j'ai du sang dans la gorge...

— Il y a qu'un idiot comme moi pour courir sous une pluie pareille...

— J'ai mal !

— Je suis vraiment nul sérieux...

— Et pourquoi est-ce que je cours déjà ?

— Je déteste ce sport...

— Dans le fonds, je le sais, j'ai aucun talent...

— ...

— Oui...

— En fait... je ne perdrais jamais de poids...

À cette énième pensée négative, le coureur trempé de la tête au pieds trébucha. Tandis que la pluie continuait sans relâche, il resta collé au sol, immobile, à la limite de l'agonie, et reprenant péniblement sa respiration.

— Pourquoi suis-je né dans un corps pareil...? Est-ce que c'est une malédiction...?

Ses idées pessimistes continuaient à fuser dans son esprit. Alors, une triste idée s'imposa comme une conclusion à toutes les autres :

— Je devrais peut-être aban...

Un bruit vint interrompre son raisonnement. C'était un bruit légèrement atténué par le son continu de la pluie. Quelque chose qu'il n'avait pas l'habitude de recevoir et qu'il était plus habitué à produire pour les autres. Depuis quelques secondes, quelqu'un était en train de l'applaudir.

— Félicitations ! Tu es le seul à avoir continué. Et tu as tenu un bon quart d'heure sous ce déluge.

Hayato leva la tête. Un homme mystérieux vêtu d'un long imperméable noir se tenait face à lui. Ses yeux demeuraient parfaitement cachés par l'ombre produite par sa capuche. C'était un trentenaire à la barbe légère, à la mâchoire et au menton parfaitement dessinés. Hayato ne l'avait jamais vu auparavant. S'agissait-il d'un passant, d'un coureur, ou peut-être, du gardien de l'enceinte...?

— Tu comptes abandonner ?

L'inconnu avait compris... Embarrassé, Hayato laissa un long silence, tandis que la pluie commença enfin à se calmer. Assis, le regard plongé vers ses baskets pleines d'eau, il répondit enfin.

— J'en peux plus... À chaque séance, j'ai l'impression que mon corps va se briser en morceaux...

— Hum... Il faudrait déjà adapter ton entraînement par rapport à ton gabarit, estima t-il, mais sache que cette souffrance prouve que tu es dans le bon état d'esprit. En sport, rien n'est facile. Tout gain s'obtient avec l'effort et la douleur.

— Pourtant... malgré ces efforts, j'ai toujours pas vu une once d'amélioration sur la balance... répondit Hayato la tête toujours basse.

— Tu as commencé le sport dans l'objectif de perdre du poids ?

—.... Disons, que c'est pour me libérer...

L'inconnu attendit un instant. Après avoir tendu une serviette, il reprit.

— Tu sais, Rome ne s'est pas faite en un jour. Cela fait quelques après-midi que j'observe tes efforts et ta ténacité. Et tu possèdes une marque de caractère inestimable qui manque à beaucoup de gens. Courir sous un déluge jusqu'à s'effondrer d'épuisement, c'est pas super malin certes, mais au moins cela prouve que tu as de la volonté.

Hayato ne savait pas trop quoi ajouter... Il lui était inhabituel de partager ses pensées intimes, et débattre avec cet adulte le mettait quelque peu mal à l'aise. Toutefois ce compliment avait le mérite de lui remonter le moral alors que l'inconnu à l'imperméable l'aida à se relever. Il apprit que l'homme était en fait le propriétaire d'une salle de sport non loin de là et que celui-ci accompagnait son fils à ses entraînements de basket-ball dans le gymnase surplombant la piste. De là haut, et ce tous les jours, il avait observé Hayato, émerveillé par le caractère extraordinaire et courageux de son combat.

— Tiens, voilà l'adresse de ma salle !

L'homme tendit une carte. Il l'invita ensuite à venir s'entraîner gratuitement. Une proposition qui laissa l'adolescent sans voix... La chaleur humaine de ce geste altruiste, alors qu'il était plus habitué à subir la froideur et le mépris des autres, avait un côté rassurant et surtout encourageant.

— Après avoir perdu du poids, j'aimerais éventuellement devenir un coureur et participer à une vraie course. Mais... ça me semble tellement inaccessible..., se confia le garçon d'une faible voix.

— C'est un beau projet ça ! Avec un mental comme le tien tu y arriveras, j'en suis persuadé, affirma l'inconnu.

Il leva légèrement la tête vers le ciel comme si au travers de cette pluie il visualisait un souvenir lointain. Puis, il se mit à parler de nouveau.

— Dans la vie chacun a son propre combat. Il y a quelques années, j'ai chuté. J'étais un misérable et violent alcoolique qui avait la rue comme seul foyer. Je n'avais aucun but si ce n'est de me détruire à petit feu et de repousser tous ceux qui s'approchaient de moi.

Mais il y en a un à qui cela ne faisait pas peur ! Ce jour-là, si ce gars ne m'avait pas arrêté et ne m'avait pas tendu la main avant qu'il ne soit trop tard... je ne serais pas là aujourd'hui à te parler et à te transmettre le bâton.

Après une légère pause, il termina ce discours en complétant sa métaphore, le regard toujours caché.

— Ce gars aimait l'athlétisme. Et il comparait cette vie et ce qu'on nomme «le cercle vertueux» à une course de relais. Tu sais ce sont ces épreuves de course en groupe, où les participants se transmettent un bâton plastique jusqu'à atteindre la ligne d'arrivée. Est-ce que tu connais ?

— Oui.

— Ok. Si tu connais, tu pourras facilement comprendre le message derrière.

Je t'explique, prenons mon cas comme point de départ. Par le passé, j'étais mal en point, et mon ami m'a transmis un bâton de relais. Un bâton assez spécial... Puis quelques années plus tard, je fais ta rencontre. Tu es en difficulté et c'est donc à mon tour de te le donner. Mais le voyage de ce bout de plastique ne va pas s'arrêter là !

Tu verras, demain sera un jour meilleur et ça sera à toi de le tendre à quelqu'un d'autre. Alors, cette personne en fera aussi de même plus tard. Et ainsi de suite...

En fait, le relais de cette vie, ce sont les messages d'espoir qu'on se transmet les uns aux autres quand ça va mal. Chaque être humain dans ce monde comprend la sensation qu'on éprouve lorsqu'on est au fond du trou. Chacun a déjà vécu cette situation au moins une fois dans sa vie. Et naturellement, on ne peut pas y rester insensible lorsque quelqu'un d'autre s'y trouve à son tour.

Au final, la société ressort grandie de ce cercle vertueux, chaque nouvelle transmission de bâton nous rend meilleurs et plus solidaires les uns des autres.

Donc jeune homme, sois fort, sois déterminé ! Continue fièrement ta course !
Un jour, ça sera à toi de tendre le relais à quelqu'un !

L'inconnu laissait maintenant son message agir en gardant le silence. Le cercle vertueux, l'empathie, le bâton, tout cela parlait tellement à Hayato, lui qui consacrait la plupart de son temps au domaine associatif. Pendant ces explications, des souvenirs de la fête annuelle du sport du lycée avaient progressivement refait surface. Chaque année une course de relais avait lieu dans l'établissement Takamachi. À chaque fois un puissant flot d'énergie liait l'immense foule surexcitée et les coureurs lancés sur la piste. De part leurs cris, les spectateurs semblaient animés par la même énergie que les participants de cette compétition amateur. C'était comme si toutes les personnes présentes sur place étaient unies dans les mêmes objectifs : garder espoir et se pousser au dépassement de soi. D'ailleurs, Hayato était certain d'avoir lui aussi participé à ces cris d'encouragement. Au milieu de la foule, il en avait été témoin, le sport lie les gens et les rend meilleurs.

Inspiré par cette course, une idée fut sur le point d'émerger dans son esprit à propos de la suite à entreprendre dans sa vie, mais l'adolescent rêveur fut soudainement coupé dans son film par un violent éternuement.

— Atcha !!

Hayato tourna la tête et scruta l'inconnu, statique, le visage toujours caché par l'ombre de sa capuche. Il attendit une réaction de sa part, mais il n'en fut rien. Hayato se décida alors à briser le tabou.

— Euh... vous vous en êtes foutu partout non ?

— La ferme espèce d'idiot ! Tu viens de gâcher tout l'effet dramatique de mon discours... Tu pouvais pas tourner la tête et faire comme si de rien n'était ?! Et reste pas là à me regarder bêtement. File moi la serviette !

— Vous... vous allez vous essayer avec...?! Mais c'est dégueu !

Après de nombreux rires, et une nouvelle amitié ainsi officialisée, Hayato retourna chez lui épuisé et trempé. Cette rencontre lui avait redonné courage alors qu'il se trouvait, il y a peu, à la frontière de l'abandon.

Après un agréable bain chaud revigorant, et pour garder cette après-midi pluvieuse en mémoire comme une étape clé de son parcours, il prit une photo de son imposant ensemble de sport séchant à même le sol. Il la posta ensuite sur les réseaux sociaux avec le texte suivant :

«C'était la demi-heure de sport la plus éprouvante de toute ma vie. On aurait dit un déluge ! Je suis bête, c'est vrai que j'aurais dû prendre un imperméable... En tout cas, merci à cet inconnu qui m'a encouragé et qui m'a poussé à continuer mon combat. Il est persuadé qu'un jour je perdrais du poids... Je l'espère aussi ! Un gros merci également à Monsieur Usain Bolt qui m'a donné envie de commencer le sport et la course à pied. Vous êtes un exemple pour moi ! Maintenant, c'est l'heure de l'objectif suivant : passer en dessous de la barre des 100 kilos !»

La publication était postée ! Alors Hayato s'effondra sur son futon et ne se réveilla que le lendemain matin.

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© 2025 Umino Reiji. Tous droits réservés. Le second souffle de Hayato.


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