Chapitre 2-3 : L'arrivée des trains
— Takeshi, je suis désolé... j'aurais aimé qu'on puisse avoir ce genre de discussion du côté des vivants... Je n'ai jamais fait un seul effort pour devenir ton ami.
Je me sens hypocrite à propos de cette récente amitié que je lui porte et lui fait savoir à demi-mot. Mon cœur s'accélère, ma mâchoire se met à trembler, mes yeux deviennent humides... je suis sur le point de craquer.
C'est fait... le sujet qui me tracasse le plus depuis sa disparition est lancé, celui qui cause en moi le plus de regrets, celui qui me ronge de l'intérieur. Quel abruti que j'étais ! De son vivant, il me saluait et je lui répondait à peine, plein de lourdeur et de fainéantise. Je déteste cet horrible individu, ce monstre enfermé dans mes souvenirs du nom de Reiji. Une maigre créature déguisée en lycéen, une imposture d'humain, au visage morbide, muette et centrée sur sa petite personne. Maintenant je le sais, je suis impardonnable d'avoir laissé filer une telle opportunité, alors que je me reprochais tellement la solitude. Dans le fond, n'est-ce pas moi qui m'isolait volontairement des autres ?
Takeshi me répond.
— Nous avions des centres d'intérêt et des personnalités différentes. Ainsi est le monde des vivants, on ne peut se lier à tout le monde, dit-il posant son autre main sur le mur invisible.
— Mais tout de même... j'aurais dû faire un effort... j'aurais dû...
— Tu aurais dû faire quoi ? Répondre à mes salutations avec plus d'enthousiasme ? Et tu crois qu'on serait devenu les meilleurs amis du monde juste pour cette raison...? Ne te méprends pas, je te saluais avant tout par respect et par empathie. Je ne te voyais pas comme un ami, mais plutôt comme un collègue de classe qui avait besoin d'aide...
Il essaye de me consoler en me subtilisant le mauvais rôle. Je ne peux plus rien ajouter, envahi par des larmes et une tristesse que j'avais longtemps refusé d'extérioriser.
— C'est cruel mais parfois, la mort reste le seul moyen pour certains d'ouvrir les yeux. Quitte à ce qu'il soit déjà trop tard... Toi et moi par exemple, nous avons dû attendre un contexte exceptionnel et la mort de l'un d'entre nous afin de nous lier.
Et on pouvait pas faire plus tardif... Moi aussi je le regrette après coup. Tu es l'une des rares personnes à avoir continué à me visiter. Contrairement à certains de mes amis que j'estimais proches... Pff... même Kyoko n'est pas revenue depuis...
Takeshi s'interrompt brusquement, les sourcils froncés, pleins de regrets et d'amertume. Je le comprends. C'est au cimetière que le lien avec ses proches a été rompu, et c'est dans ce même endroit que notre amitié est née de part notre solitude commune. Takeshi me cite chacun de mes monologues, que ce soit celui à propos de la mort de mes parents, de mon isolement ayant suivi leurs disparition, de ma timidité, de mon manque de confiance en moi, et même ce monologue à propos de ma récente quête de vérité. Takeshi était bien là, six pieds sous terre à l'écoute de tous mes états d'âme.
Depuis le début de notre dialogue, sept piétons se sont ajoutés à mes côtés. Ils ont comme ressemblance la bizarrerie de porter des visages sans yeux. Aveugles, probablement sourds, ils scrutent pourtant leur montre comme pressés par un quelconque agenda.
De toute évidence la plupart d'entre eux se rendent au travail et ne profitent aucunement de notre échange, occupés par d'autres priorités. Probablement qu'ils dorment aussi dans le monde terrestre, perdu dans un wagons souterrain alors qu'ils vont ou reviennent du boulot. Durant les quelques dizaines d'années à venir de leur quotidien, ils ne s'interrogeront que rarement sur le miracle de la vie. D'ailleurs, le déclic n'aura probablement jamais lieu. Ils se contenteront d'une existence faite de déplacements dans les métros bondés de la ville, le cœur plein d'angoisse, où chaque minute est calculée. Une vie sacrifiée pour l'entreprise avec des dizaines et des dizaines d'heures de travail par semaine, jusqu'à tard la nuit. Pour tenir la route, ils jouiront de quelques divertissements, de quelques semaines de vacances annuelles, pour revivre et oublier l'effort. Certains tomberont amoureux, se marieront, auront des enfants. Mais ils finiront tous par vieillir, faiblir, et un jour ils traverseront la barrière.
Le drame dans cette existence demeure dans le fait suivant. Durant cette courte traversée d'un monde vers un autre, ils n'auront jamais trouvé un moment pour se poser et s'interroger. Ou du moins ils n'auront pas voulu le faire, et auront fait tout leur possible pour repousser cette échéance à toujours plus tard, embrassant le moment présent et rejetant inlassablement l'avenir. Mais c'est oublier que la mort demeure toujours fidèle au rendez-v...
Un hurlement me fait soudainement sursauter.
Je retrouve les individus à mes côtés toujours figés au même endroit. Donc... le cri ne peut venir que de Takeshi... La tête basse et assis à même le sol sur l'un des deux chemins de fer, celui-ci marmonne quelque chose.
— Ils me manquent... ma famille... ma mère... Kyoko... Ils me manquent tellement...
Visiblement ma peine a été contagieuse. Les morts ressentent donc aussi ce genre d'émotions...?
— Elles vont mieux, lui dis-je. Elles t'aiment énormément tu sais. Ta maman est quelqu'un d'exceptionnelle, elle est forte, incroyablement forte. Vous avez le même sourire et...
Avant que je puisse terminer, des tremblements se font entendre, de gauche et de droite : deux trains sont en approche. L'alarme du passage piéton retentit alors.
Pris d'une idée soudaine et d'un urgent sentiment de panique, Takeshi se rapproche au plus près de la barrière presque comme pour s'y coller.
— Reiji, dis leur que je...
De part son intonation il semblait vouloir terminer par les mots "... que je les aime".
Mais il marque une pause comme pour se raviser de sa première intention.
— Dis à Kyoko, que je m'excuse de ne pas avoir pu tenir ma promesse !
Tu le feras, tu me le promets ?
Je hoche un oui de la tête... Comment pouvait-on refuser une dernière requête à un mort ?
Alors que les barrières se baissent doucement, je recule de quelques pas et quitte la voie ferrée. Takeshi reste à la frontière, entre les deux voies et dans la trajectoire des trains, scrutant leur arrivée. En temps normal, la scène m'aurait interpellé, et je l'aurais invité à retourner de son côté, mais dans ce rêve je n'y trouve rien à redire.
J'ai donc préféré m'excuser plutôt que l'interroger sur les mystères de la vie et de la mort. Je profite de ces dernières secondes afin de lui poser une ultime question.
De son côté, le signal sonore se fait de plus en plus bruyant, pressant, comme pour annoncer avec tragédie la fin imminente d'un film sans que le spectateur n'ait obtenu toutes les réponses. Le grondement des deux énormes rames se fait davantage menaçant. Le sol vibre sous mes pieds. Il ne reste plus que quelques secondes.
— Où est la vérité mon ami ? Donne moi un indice.
Ma voix se perd dans l'énorme vacarme. Imperturbable malgré qu'il soit sur le point d'être percuté par l'un des deux trains, Takeshi lève lentement sa main droite et pointe délicatement son index vers le ciel.
Je lève la tête espérant obtenir une réponse claire à mes questions. Je ne trouve que le ciel magnifique de Tokyo, d'un bleu marqué, splendide et plus prononcé que jamais.
Trop tard ! Les deux trains nous séparent. La vive allure des structures métalliques crée un puissant courant d'air faisant voler mes mèches et m'aveuglant quelque peu. Entre les rames, j'aperçois Takeshi toujours là, l'index encore dans la même position, avec un léger sourire comme pour masquer sa tristesse et me dire adieu.
À chaque séparation entre deux wagons, nous avons une fraction de seconde pour nous jeter un léger regard avant de disparaître de la vision de l'autre et que s'impose à nous notre propre reflet sur les vitres du train. Le processus se répète plusieurs fois, avant que Takeshi ne bouge les lèvres pour dire une dernière parole.
Celle-ci est entrecoupée par le bruit incessant... J'essaye... d'en déchiffrer la sonorité... le sens... tandis que... mes idées... sont... sont... de plus en plus... brou... illėes...
Le rêve est terminé... Cette résurrection, ce retour du monde des morts vers le monde des vivants devait avoir lieu. C'était la conclusion que nous attendions tous à la frontière, et qui met un terme au voyage dans cet autre Tokyo maintenant disparu.
Alors que j'ouvre lentement mes yeux humides, pleins de chagrin d'avoir perdu un être cher, j'en découvre de nouveau face à moi. Leurs visages encore floues semblent m'observer pleins de joies et d'enthousiasme. Quelle surprise ! Je n'étais pas seul, des humains s'intéressaient à moi et attendaient impatiemment mon retour.
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© 2022 Umino Reiji. Tous droits réservés. Une amitié au-delà de la mort.